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porté cette victoire; Grenade n'est tombée que sous les coups de Grenade. Quand le père assassine ses enfants, ses propres enfants endormis au berceau; quand le fils lève sa main criminelle contre la tête sacrée du chef de famille; quand le frère, sur le cadavre du frère, franchit sans remords les marches ensanglantées du trône; quand les grands du royaume, oubliant leur devoir, suivent honteusement le drapeau de leur éternel ennemi; alors les anges gardiens de la ville, voilant leur visage rouge de honte, prennent leur vol, et les bataillons ennemis entrent dans la place.

ALMANSOR.

Je pense encore à cette journée funeste. J'étais en bas, à la porte du château; tout à coup, bride abattue, arrive un cavalier monté sur un cheval noir. Farouche, les yeux égarés, hors d'haleine, il demande mon père. Il monte rapidement l'escalier et mon père le reçoit dans ses bras. Je ne le reconnus qu'à ce moment : c'était le bon Aly.

Le bon Aly!

HASSAN, avec amertume.

ALMANSOR.

Aly, parle, quelles nouvelles ? » s'écrie mon

père. Alors des torrents de larmes, de larmes noires comme du sang, coulent sur les joues d'Aly, et il répond en sanglotant : « Don Ferdinand .et doña Isabelle ont fait leur entrée à Grenade au milieu des fanfares; le roi Boabdil leur a présenté à genoux les clefs de la ville sur un plat d'or; au sommet des tours de l'Alhambra flotte la bannière de Castille et la croix de Mendoza. >>

HASSAN, se couvrant les yeux.

Oh! je ne te demande qu'une seule grâce, Allah! Efface de mon esprit cette horrible image!

ALMANSOR.

Je vois encore toute la scène. Cette nouvelle, ce coup de foudre dessèche et paralyse les langues dans toutes les bouches. Pâle, muet, le regard fixe, mon père demeure immobile, ses bras pendent-inertes le long de son corps, ses genoux tremblent, il tombe, et aussitôt éclatent les lamentations et les hurlements des femmes.

HASSAN.

Efface, efface de mon esprit cette horrible image!

ALMANSOR.

Le bon Aly me presse alors sur son cœur, il couvre de ses mains mes yeux en larmes pour me ca

cher ce spectacle de désolation, il m'entraîne avec lui, il me fait monter sur son cheval...

HASSAN, avec un sourire amer.

Et il t'emmène dans son joli château, où la gracieuse Zuleima te reçut, où elle sécha tes larmes avec des sourires, avec ses baisers peut-être...

ALMANSOR.

Méchant et cruel Hassan! n'oublie pas que j'étais encore un enfant, tu te trompes, d'ailleurs; les regards de Zuleima ne purent sécher mes larmes ; je m'échappai secrètement du chateau d'Aly et en quelques heures je fus de retour ici. Mon père se roulait sur le parquet, ses vêtements étaient déchirés, sa tête souillée de cendres, et il s'arrachait encore les boucles de sa blanche barbe. A côté de lui gisait ma mère, tout en larmes, avec ses servantes couvertes de voiles noirs; par instants régnait un grand silence, mais si une seule voix en soupirant prononçait ce mot : « Grenade! » les plaintes éclataient de nouveau, plus aiguës et plus déchirantes.

HASSAN, pleurant.

Oh! ne tarissez jamais, éternelles sources de lar

mes!

ALMANSOR.

N'aie pas un air si désolé, mon vieil Hassan. La fierté du lion te sied mieux, cette fierté qui animait ton visage lorsque, couvert d'un harnais brillant et faisant résonner tes armes, tu parus dans la salle à nos yeux étonnés. Je te vois encore disant à mon père: « Je ne peux te servir plus longtemps, Abdullah, car mon dieu désormais a besoin de son serviteur. » D'un pas ferme tu quittas le château, et depuis ce jour je ne t'ai jamais revu.

HASSAN.

Je m'étais joint à ces combattants qui, dans la montagne, sur les sommets glacés, s'étaient réfugiés avec leurs cœurs brûlants. Comme la neige jamais ne disparaît là-haut, ainsi ne disparut jamais l'ardeur qui enflammait nos âmes. Pareille à ces monts qui ne chancellent jamais, jamais non plus ne chancela notre foi. Et de même que de la pointe des cimes, des blocs de rochers roulent souvent jusqu'en bas, écrasant tout sur leur passage, de même nous nous précipitions souvent du sommet des montagne, écrasant dans la vallée le peuple chrétien. Oh! quand ils rålaient en mourant, les misérables, quand retentissait au loin le glas des cloches funèbres et

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que des chants de mort s'y mêlaient sourdement, c'était pour nos oreilles une voluptueuse harmonie.

Mais dernièrement une visite sanglante nous a été rendue par le comte Aquilar et ses chevaliers. Il nous avait préparé la musique pour une danse suprême, et au bruit éclatant des trompettes, au sourd retentissement des timbales et des canons, au branle-bas des lances castillanes, au sifflement clair et joyeux des balles, plus d'un Maure s'envola brusquement dans les cieux; un petit nombre seulement parmi nous put se sauver de la salle de danse.

Mais toi, parle, Almansor, quelle fut la destinée des tiens? Je me suis réfugié ici dernièrement avec mes frères d'armes, et je n'ai trouvé qu'une demeure déserte; ces murailles dépouillées me regardaient d'un air mélancolique, et des pressentiments lugubres m'assaillaient de toutes parts en ce lugubre château.

ALMANSOR.

Ne me demande pas ce lamentable récit. Laisse dormir les chers trépassés et les douleurs d'Almansor. Tu vis alors comme sur son noir cheval le bon Aly nous apporta le malheur. Un malheur ne vient jamais seul. Chaque jour nous recevions des messa

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