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Ah! partons, partons d'ici! Je sais encore une imprécation; si je la prononçais, Eblis lui-même aurait peur, le soleil reculerait d'épouvante, les morts, sortant de leurs tombeaux, traîneraient sur le sol leurs squelettes frissonnants, et l'homme, les animaux, les arbres se changeraient en pierres. (Il s'élance hors du jardin).

Zuleima qui jusque là est restée immobile sous son voile se jette aux pieds du crucifix. Des moines avec des bannières et de saintes images passent en procession, chantant un cantique.

Une forêt.

LE CHOEUR.

C'est un beau pays, la belle Espagne, un grand jardin où brillent les fleurs, les pommes d'or et les myrtes; plus belles pourtant brillaient les villes des Maures, plus magnifique rayonnait ce noble monde arabe que Tarik un jour, de sa forte main, avait planté sur la terre espagnole. Par maint événement déjà prospérait le jeune empire; il croissait, il s'é

panouissait en splendeurs, et allait bientôt éclipser l'éclat vénérable de la vieille mère patrie. Car, lorsque le dernier Omayade s'enfuit du festin où le per-fide Abasside avait entassé sur les tables les cadavres sanglants de sa famille, lorsque Abdérame se réfugia en Espagne et que de vaillants Maures s'attachèrent au dernier rejeton de l'antique souche royale, le musulman espagnol devint l'ennemi de ses frères d'Orient; il fut rompu le fil qui, d'Espagne à Damas, à travers l'étendue des mers, tenait au trône des califes. Dès lors un souffle nouveau pénétra dans les somptueux palais de Cordoue, un souffle de vie plus pur que dans les mornes harems asiatiques. Là où il n'y avait jadis d'autre ornement qu'une écriture grossière sur les murailles, apparurent, entrelacées avec grâce, mille et mille images d'animaux et de fleurs. Là où ne retentissaient que le tambourin et la cymbale, on entendit soupirer aux sons de la guitare le chant de l'âme affligée, la mélodieuse romance. Là où le sombre maître, d'un regard impérieux, forçait l'esclave tremblante à la corvée d'amour, la femme levait maintenant la tête comme une souveraine, et de sa main délicate adoucissait la grossièreté des vieilles mœurs. On vit fleu

rir le beau, là où commandait la beauté. L'art, la science, l'amour de la gloire, la galanterie chevaleresque, telles étaient les fleurs que cultivait la royale main des Abdérames. Des savants arrivèrent de Byzance, apportant sur leurs parchemins le savoir des temps les plus reculés; de l'antique science naquit une science nouvelle, et des milliers d'étudiants arrivaient de tous les pays à Cordoue pour y apprendre à mesurer les étoiles et à résoudre les énigmes de cette vie. Cordoue tomba, Grenade prit sa place et devint le foyer de la splendeur maure. De nobles chants qui vibrent toujours célèbrent encore la magnificence de Grenade, ses tournois chevaleresques, la courtoisie des combattants, la géné– rosité des vainqueurs, et les émotions des gracieuses dames, quand elles voyaient s'élancer dans la lice les chevaliers parés de leurs couleurs.

Mais un jour il y eut un tournoi plus sérieux où elle-même elle tomba, la brillante Grenade, et l'on ne vit pas se déployer de générosité chevaleresque quand le vainqueur viola effrontément la promesse qu'il avait faite de respecter la liberté des consciences les vaincus durent choisir, ou bien embrasser la religion chrétienne, ou bien quitter l'Espagne sur

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le-champ et passer en Afrique. C'est alors qu'Aly se fit chrétien. Il ne voulait point retourner dans le sombre pays de la barbarie; les nobles mœurs, l'art, la science des Maures d'Espagne le retenaient enchaîné. Il était enchaîné aussi par sa sollicitude pour Zuleima, tendre fleur qui se serait flétrie dans les harems du sévère Orient; il était enchaîné par l'amour du pays, par l'amour que lui inspirait sa chère et belle Espagne; mais, ce qui l'enchaînait surtout, c'était un grand rêve, un beau rêve d'abord, sauvages et furieuses, hurlaient les tempêtes du nord, les armes s'entrechoquaient, et, au milieu du fracas, on entendait ce cri : « Quiroga et Diego ! » Paroles d'insensé! Et de rouges ruisseaux coulaient de toutes parts, et les cachots de la foi, les châteaux forts des despotes, s'écroulaient au milieu des flammes et de la fumée, et du sein de la fumée et des flammes sortait enfin le mot éternel, le mot prononcé à l'origine des mondes, rayonnant dans le foyer rose d'une merveilleuse aurore.

Le chœur s'en va; Almansor arrive chancelant et rêvant.

ALMANSOR, froidement et avec ennui.

Dans les vieilles légendes on voit des châteaux dorés où résonnent des harpes, où dansent de belles

jeunes filles, où vont et viennent des domestiques en brillantes livrées, où le jasmin, le myrte et la rose exhalent leurs parfums... Une seule parole de désenchantement suffit pour disperser toutes ces splendeurs et il n'en reste plus que des ruines décrépites, des oiseaux de nuit qui croassent et des marécages. C'est ainsi qu'avec une seule parole j'ai désenchanté toute la nature en fleur. Elle est là maintenant, sans vie, froide, chauve, comme un cadavre de roi sur son lit de parade, un cadavre à qui on a fardé les joues et mis un sceptre à la main. Seulement les lèvres sont jaunes et flétries parce qu'on a oublié de les peindre aussi en rouge, et les souris viennent sauter sous le nez du roi, les souris se moquent insolemment du grand sceptre d'or...

C'est avec notre sang à nous-mêmes, quand il nous monte aux yeux, que nous recouvrons d'un beau reflet rouge toutes les feuilles de rose, les joues des jeunes filles, les nuages du soir, et autres bagatelles qui nous enchantent. J'ai ôté de mes yeux ce lorgnon rouge, et soudain... Ah! la mauvaise platitude que ce monde ! Les oiseaux chantent faux, les arbres branlent la tête comme de vieilles femmes, le soleil, au lieu de chauds rayons, jette de froides

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