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n'apportait pas au théâtre toutes les fortes qualités qu'il exige. L'auteur d'Almansor était à vingt-trois ans ce que nous l'avons vu de depuis, un poëte lyrique, un poëte tout personnel, un rêveur passionné, chez qui la passion a été une perpétuelle souffrance, et qui s'est vengé de la souffrance par l'ironie. Ne cherchez donc ni Maures ni chrétiens dans ce joli poëme qu'il vous offre d'une main amie; vous n'y trouverez qu'un seul personnage, lequel? le futur auteur du Livre des Chants, du Retour, du Nouveau Printemps, du Romancero, de Lazare, Henri Heine, et nul autre. Dès cette première œuvre, il est ardent et moqueur, amoureux et fantasque. Il a aimé, il a souffert, et soit qu'il pousse des cris de -rage, soit qu'il éclate de rire, il se révolte, au nom de son amour, contre les lois éternelles. Cette façon d'associer l'univers aux émotions de son cœur, cette poétique manie d'animer tous les sujets de la nature et d'y voir tour à tour des puissances favorables ou funestes, des complices ou des traîtres, ces étoiles qui le poursuivent de leurs ricanements,

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ces rayons de la lune qui sèment son chemin d'épouvantails, ces serpents qui sifflent sous les fleurs, ces nuages qui jettent tout à coup leur voile blafard sur le monde éblouissant, ce monde enfin qui n'est qu'un laboratoire de magie, un atelier de maléfices dirigés contre son amour, tout cela se trouve déjà dans cette première tragédie, cri douloureux d'une âme blessée.

Avec ces capricieux humoristes, on craint toujours d'être dupe. Est-ce pour se jouer du lecteur que le poëte accumule tout à coup tant de singulières images? A-t-il voulu parodier le style du sujet et railler lui-même sa passion? Oh! non, la raillerie aura bientôt son tour; ici Henri Heine est sincère, et il ne faut attribuer qu'à l'ardeur de la jeunesse l'exubérance de son langage. Dans le plan primitif du poëte, c'est là que finissait le premier acte; trois scènes seulement, l'arrivée d'Almansor, le combat dans les ténèbres, l'entretien du jeune Maure et du vieux serviteur, formaient l'exposition. Plus tard, soit que le peu de succès obtenu sur la scène l'ait

averti de son erreur, soit qu'il ait reconnu spontanément l'inspiration toute lyrique de ce prétendu drame, il supprima les divisions théâtrales, et ne laissa plus subsister qu'un poëme dialogué: c'est sous cette forme que l'a publié M. Strodtmann d'après les manuscrits de l'auteur. On voit bien cependant que l'économie de la pièce n'est pas changée. Le poëte, vaincu sur le théâtre, se réfugie dans le libre domaine de la fantaisie; ces suppressions ne veulent pas dire autre chose. Au surplus, tragédie ou poëme, ce que nous cherchons ici, ce sont les premières effusions de ce chantre bizarre qui a exprimé d'une manière si poignante plusieurs des maladies morales de notre siècle, et que nous avons vu mourir sur son lit de douleur, mêlant les plus cyniques bouffonneries à la poésie la plus délicate et la plus pure.

Pendant qu'Almansor et Hassan échangent leurs confidences dans le château ruiné d'Abdullah, le château d'Aly est en fête. Zuleima, qu'on nomme aujourd'hui doña Clara, va épouser un gentilhomme castillan, don Enrique. On entend retentir la musi

que du bal; dames et cavaliers passent et repassent sous leurs brillants costumes, car toute la noblesse du pays a répondu à l'invitation du vieux seigneur maure soit curiosité moqueuse, soit désir d'honorer les convertis, pas un des conviés n'a manqué à l'appel. Au milieu du bruit de la fête, Aly prend à part don Enrique et lui révèle un secret qui ne peut lui être caché plus longtemps: Zuleima n'est pas la fille d'Aly. L'amitié la plus étroite enchaînait jadis Aly et Abdullah; décidés à unir leurs enfants, ils les avaient échangés dès le premier âge. Aly s'était chargé de faire élever Zuleima sous ses yeux afin de préparer une digne femme à son fils, tandis qu'Abdullah de son côté formait lui-même le futur époux de sa fille unique. « Les enfants grandirent, ajoute Aly, ils se virent souvent, ils s'aimèrent... jusqu'au jour de la tempête. Vous savez comme la foudre tomba sur la haute tour de l'Alhambra et comme les grandes familles de Grenade se convertirent à la religion de la croix. Vous savez que la gouvernante de Zuleima, elle-même chrétienne et

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pieuse, avait depuis longtemps gagné au Christ ie tendre cœur de son élève; vous savez que Zuleima ne tarda point à confesser publiquement la religion du Sauveur, et qu'avec le sacrement du baptême elle reçut le gracieux nom de Clara. Je pris la même route, suivant à la fois mon propre cœur et ma chère fille adoptive. Je ne doutai pas que mon ami, animé des mêmes sentiments, ne suivît cet exemple; mais c'était un aveugle musulman: il reçut mon message avec une froide fureur et me fit répondre qu'il haïssait l'ennemi de son dieu comme son propre ennemi, qu'il ne voulait plus revoir le visage de sa fille, le visage de la renégate, qu'il allait s'enfuir du pays des serpents, et qu'Almansor, son enfant d'adoption, serait sacrifié à la colère d'Allah, pour que le sang du fils expiât le crime du père. Et il a tenu parole, le forcené! Vainement je courus à son château; il avait fui déjà, il avait fui avec sa proie. Depuis cette heure je n'ai point revu mon enfant. Des marchands venus du Maroc m'ont raconté qu'il était mort.»

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