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Henri Heine, en véritable humoriste, s'amuse parfois à placer des marionnettes à côté des vivants personnages de son poëme; ce bon Aly, qui se convertit si aisément et paraît tout surpris qu'Abdullah, le type du patriotisme arabe et de la fidélité musulmane, ne se soit pas empressé de l'imiter, ce bon Aly, comme l'appelle l'auteur, mériterait sans doute un autre nom. On peut admettre au contraire, comme des inventions excellentes, quelques figures. franchement et satiriquement comiques que l'auteur fait intervenir dans le développement du drame. Il y a là un certain Pedrillo, serviteur d'Aly, qui a changé de religion comme s'il eût changé de livrée. Son maître, en se convertissant, a converti toute sa valetaille. Pedrillo en est encore tout ahuri. Le pauvre diable s'embrouille au milieu des noms espagnols substitués aux noms arabes, et si quelque juron mahométan éclate sur ses lèvres, il se hâte d'en retrancher la moitié pour la remplacer par un juron chrétien. Inutile de dire que, sa religion lui ayant été imposée, il n'en sait pas le premier mot. Sa niaiserie

effarée, à laquelle succède par instants une béatitude grotesque, est le sublime du genre. « Moi aussi, s'écrie-t-il à demi triomphant, à demi hébété, moi aussi, j'ai changé de nom. Je ne m'appelle plus Hamahmah, je m'appelle Pédrillo, comme saint Pierre dans sa jeunesse. Et Habahbah, la vieille cuisinière, elle se nomme maintenant Petronella, comme autrefois la femme de saint Pierre. » Sérieuse pensée sous un masque bouffon! amère critique et trop fondée, hélas! de la manière dont ces grands intérêts de l'âme sont traités parmi les hommes ! Combien de Pedrillos dans nos diverses communions chrétiennes! combien de gens pour qui le christianisme est un simple costume! J'accepte la satire parce qu'elle est de nature à faire penser, et je ne me demande pas si le railleur a eu l'intention morale que je lis dans ses paroles; c'est parfois le privilége des poëtes de dépasser leur propre pensée et d'exprimer plus qu'ils n'ont senti.

Nous accepterons aussi l'espèce de satire à la fois violente et burlesque représentée par don Enrique,

le fiancé de Zuleima, et par don Diègue, son domestique. Ce don Diègue est un escroc, un bandit, qui a passé sa vie entière à imaginer des stratag`. mes pour vaincre la fortune ennemie, homme de génie dans son genre, quoique ses plans de campapagne aient toujours échoué. Or don Diègue a rencontré au bagne de Puente del Sahurro un caballero de son espèce, sans nul génie, il est vrai, mais jeune, élégant, de bonne mine,

Les belles dents surtout et la taille fort fine.

Une fois sorti du bagne, il a fait de son camarade un prince, il l'a lancé parmi les nobles seigneurs arabes récemment convertis, il lui a enseigné l'art de parler aux dames, d'éblouir les chrétiennes de fraîche date, d'exploiter à la fois la poésie espagnole et la piété catholique; pour le surveiller de plus près et le diriger à son aise, il a consenti à jouer le rôle du domestique, lui qui est le chef de l'expédition; bref, tout a réussi, don Enrique va épouser Zuleima, et don Diègue, abandonnant la

belle à son collaborateur, prendra la grosse part des sequins et des ducats. Il faut l'entendre malmener don Enrique quand celui-ci a fait quelque gaucherie auprès de sa fiancée. « Que voulez-vous? dit Enrique. J'étais troublé, la beauté de doña Clara me remue. » A ce mot, don Diègue s'indigne dans le style qui lui est propre : « Tas de fumier! s'écriet-il, aie soin que rien ne te remue! le parfum qui en résulterait ne serait pas le parfum de l'ambre. » Et il ajoute ces conseils bien dignes d'un pareil maître : << Ne t'avise pas d'aimer avec ton cœur, aime seulement d'une façon externe. Les sentiments sont de mauvais enrôleurs d'amour; paroles, grimaces, attitudes, valent mille fois mieux. Si ces séductions ne réussissent pas, appelle à ton secours un visage juvénile habilement fardé, de voluptueux mollets élastiques fabriqués à Madrid, des corsets, une poitrine bien rembourrée, un faux ventre, toutes les ar-mes de l'arsenal des tailleurs. Et si toutes ces armes s'émoussent encore, en avant l'arsenal des batailles! On n'y résistera pas... Connaissez-vous, señor, les

documents que j'ai composés avec de vieux caractères et de l'encre jaunie, les lettres que j'ai perdues à dessein dans le château, que don Gonzalvo a retrouvées, et par lesquelles il a vu... Oui, señor, c'est à moi, c'est bien à moi que vous devez d'être devenu un prince. Maintenant soyez docile, conformez-vous strictement au langage que je vous ai enseigné : parlez beaucoup de religion et de morale; montrez souvent ces blessures que le valet du bourreau vous a faites au bagne, et appelez-les de saintes cicatrices que vous avez gagnées sur les champs de bataille en combattant pour la bonne cause; faites sonner haut votre courage, mais, par-dessus toute chose, frisezvous souvent la moustache! >>

Ces bouffonneries ont dû paraitre fort singulières au public de 1823. Même sur le théâtre où Immermann et après lui Christian Grabbe se livraient à toutes les violences d'une verve barbare, ce langage cynique prêtée à un espagnol du moyen âge devait choquer également les philistins et les artistes. Aujourd'hui nous connaissons Henri Heine;

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