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nous savons que ce dramaturge imprudent est un lyrique fantasque, nous savons que cet humoriste insaisissable est tour à tour plein de grossièretés rabelaisiennes ou de finesses dignes de Goethe; et sous combien de formes différentes l'avons-nous vu accuser la frivolité de la femme qui préfèrerait à Roméo lui-même un sot brillamment harnaché! Nous pouvons donc admettre les épisodes burlesques d'Almansor; ce sont des renseignements sur l'auteur. A travers les fautes de l'œuvre, il y a la une colère amoureuse qui ne manque pas d'intérêt.

Cette colère qui éclate en invectives bouffonnes contre le fiancé don Enrique, en invectives doulou. reuses contre la timide Zuleima, et qui tout à l'heure osera s'attaquer au christianisme lui-même, si le christianisme se dresse comme un obstacle entre l'amant et l'amante, cette colère est l'indice d'un événement qui a dû exercer une influence décisive sur l'imagination de Henri Heine. Cherchez ce qui fait le poëte, vous verrez que c'est presque toujours la passion, je veux dire la nature qui souffre, qui

saigne, et d'où s'exhale, selon l'expression bizarre de Calderon, la musique du sang. Un jeune homme, un jeune Israélite de Hambourg, aime une jeune fille de sa race; or il arrive que le père de la belle Juive, par intérêt humain, s'est converti au christianisme, et que la fille, déjà gagnée en secret, a suivi tout naturellement l'exemple de son père; que fera celui qui l'aimait? Si c'est un esprit ordinaire, il se convertira aussi avec indifférence, uniquement pour retrouver sa fiancée, ou bien il l'oubliera sans effort. Si c'est une nature délicate et ardente, sa douleur deviendra poésie, il verra là tout un drame, et pour donner un libre cours à sa plainte, il transportera ses sentiments dans une sphère lointaine. Ce sera un musulman espagnol du xv siècle qui disputera sa fiancée à la religion du Christ; au lieu des comptoirs de Hambourg, nous aurons devant les yeux des châteaux mauresques; le père de la belle convertie sera un sot emphatique, le chrétien qui doit l'épouser sortira nécessairement du bagne; en un mot, Henri Heine écrira son drame d'Almansor, et quand

il y aura épanché toutes ses rancunes, quand il y aura jeté à pleines mains l'exaltation et l'ironie, il possédera le programme du concert que sa verve lyrique pourra bien rajeunir, mais qui sera le même au fond jusqu'à la dernière heure. Du Livre des Chants au Livre de Lazare, à travers tous ces recueils dont les accents doux et cruels ont donné le frisson à l'Allemagne, on ne trouverait pas un motif qui ne soit dans Almansor. Je n'hésite pas à le dire, Almansor est une élégie transposée; sous le voile de ces fantaisies, il y a une histoire réelle. Cette composition singulière qu'il appelle tantôt une tragédie, tantôt une jolie chanson, ce n'est qu'un chant d'amour en effet, un chant où résonnent des accents mélodieux et des clameurs sauvages. Le drame, avec tout son appareil castillan et moresque, n'a été écrit que pour servir d'encadrement à deux ou trois scènes de tendresse et de délire. Il est temps de placer en face l'un de l'autre Almansor et Zuleima.

Quand Almansor est arrivé aux portes du château d'Aly, toutes les fenêtres étincelaient de lumières,

toutes les salles retentissaient du bruit des fanfares.

Caché dans l'ombre, il assiste à la fête. « En vérité, . dit-il avec un soupir amer, la musique est bien jolie. Seulement, c'est dommage, lorsque j'entends petiller les sons métalliques des cymbales, je sens au cœur mille morsures de vipères; lorsque j'entends la voix douce et prolongée du violon, une lame tranchante me traverse la poitrine; lorsque j'entends au milieu des mélodies éclater le cri des trompettes, c'est comme un trait de la foudre qui me frappe aux jambes jusqu'à la moelle des os, et lorsque j'entends le tonnerre sourd et menaçant des timbales, des coups de massue me tombent sur la tête. » Ces coups de massue sont inquiétants; serait-ce les préludes de la folie? Je le croirais volontiers; Almansor est déjà un peu fou, et le jeune poëte aussi, puisque la douleur lui inspire de si étranges déclamations germaniques avec accompagnement de concetti italiens. Posté devant les fcnêtres, Almansor déroule les contrastes qu'il aperçoit entre cette maison en fête et son cœur désolé,

puis il s'écrie avec feu : « Ce n'est pas dans ce château qu'est Zuleima, c'est ici, au fond de mon cœur. » Il la peint alors telle qu'il la voit, gentiment installée dans la chambre rouge. Quand notre héros tient une métaphore qui lui plaît, il ne s'en détache pas aisément. Vous saurez donc quels sont dans cette chambre rouge les passe-temps de la châtelaine: «elle joue à la balle avec mon amour, elle fait résonner comme une harpe les cordes vibrantes de ma tristesse, ses serviteurs sont mes soupirs, et comme l'eunuque noir qui garde le harem, ma sombre humeur veille à la porte. » En ce cas, quelle est cette autre Zuleima qu'on aperçoit dans la salle de bal, si belle, si richement costumée, et répondant de son mieux aux hommages de don Enrique? L'auteur a prévu l'objection, et Almansor s'écrie: « Quant à cette figure qui là-haut, dans la salle resplendissante, va et vient, magnifiquement parée, qui se pavane en ses atours, qui penche sa tête aux longues boucles et fait de gracieux saluts à ce drôle en habits de soie galamment incliné de

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