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mois plus tard, écrivant à ce même Immermann, i proteste contre ceux qui chercheront dans ses tragédies quelques traits de son caractère, quelques événements de sa vie, et il ajoute : « Combien de fois arrive-t-il qu'il n'y a presque nul rapport entre l'appareil extérieur de notre destinée et notre histoire réelle, l'histoire intime de notre âme ! Ces rapports, en ce qui me concerne, n'ont jamais existé. » Je recommande en passant cette remarque à d'éminents critiques de nos jours. La méthode au nom de laquelle on prétend disséquer l'homme afin de connaître l'écrivain rencontre là une objection qui vaut la peine d'être méditée. Pour que ce dangereux scalpel ne devienne pas un instrument d'erreur, il ne suffit pas qu'il soit manié d'une main légère et discrète; il faut encore qu'une pensée spiritualiste préside à ses opérations.

Henri Heine, on le voit par ces lettres, avait alors un jeune maître vers lequel se tournaient ses regards. Éclose au sein du romantisme, son inspiration cherchait une atmosphère moins énervante, et

la fougue un peu sauvage des premières productions d'Immermann avait pour lui un attrait singulier. Il étudiait ardemment le théâtre, voulant prendre sa revanche de la chute d'Almansor, et comme il trouvait chez Immermann les qualités dramatiques dont il était lui-même dépourvu, il lui témoignait une admiration cordiale. » Le grand défaut de mes œuvres, écrit-il, c'est la monotonie; drames et poëmes, chez moi, ne sont que des variations d'un thème unique. Vous devez le sentir mieux que personne, vous dont la poésie a pour thème le monde entier, le vaste monde, dans son infinie diversité. C'est ce que je soutenais récemment encore contre M. Varnhagen d'Ense. Vous avez cela de commun avec Shakspeare que vous réfléchissez tout l'univers, et le seul défaut de vos compositions est que vous ne savez pas concentrer vos richesses. Shakspeare l'a su, et voilà pourquoi il est Shakspeare; mais vous aussi vous apprendrez cet art, et chacune de vos tragédies sera meilleure que la précédente. A ce point de vue, votre Pétrarque me satisfait mieux

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que votre Erwin, bien que celui-ci soit plus riche... Il m'était plus facile à moi de me concentrer, parce que je n'avais à représenter qu'un petit fragment du monde, un seul et unique thème. Depuis, surtout pendant cet hiver, l'état maladif où je me trouve a ouvert davantage mes facultés réceptives, et quand je livrerai dans quelques années le drame auquel je songe en ce moment, on verra si, après n'avoir fait que reproduire sous maintes formes l'histoire de l'Amour et de Psyché, je suis de taille à chanter aussi la guerre de Troie... » C'est très-sérieusement que Henri Heine rapproche du nom de Shakspeare le nom de Charles Immermann; on cherchait alors un Shakspeare, on en voulait un coûte que coûte, comme on appelle aujourd'hui avec impatience le théâtre et le poëte de l'avenir. L'Allemagne venait de traverser une crise de langueur. Goethe, avec son éclectisme impartial et ses larges études en tout sens, donnait un spectacle que nous pouvons admirer à distance, mais qui ne répondait guère au réveil des généra

tions nouvelles. Pour ceux-là mêmes qui respectaient encore sa gloire, le vieux roi semblait avoir abdiqué. Il leur fallait un chef, un gagneur de batailles; n'était-ce pas ainsi que Goethe luimême, cinquante ans plus tôt, avait conduit les contemporains de Werther à la conquête d'un monde inconnu? Henri Heine crut avoir trouvé ce vainqueur dans Immermann. Depuis la mort de Goethe, écrit-il en 1823, et remarquez bien que Goethe avait encore neuf ans à vivre pour la science et la poésie, -Immermann est avec OElenschläger le premier poëte dramatique du monde. Une autre fois il écrit à Frédéric Steinmann, un de ses camarades d'université : « Connais-tu Charles Immermann? découvrons-nous tous deux et saluons. C'est une vraie nature de poëte, une nature puissante, lumineuse et comme il y en a peu. » Excité par l'attente de la jeunesse au moins autant que par sa fougue personnelle, Immermann poussait sa fantaisie à outrance et croyait faire du Shakspeare. La belle magicienne qui devait calmer ses orages

ne régnait pas encore sur les flots apaisés (1). Puisque les tragédies de Henri Heine sont venues éclairer un chapitre littéraire de nos voisins, on nous permettra de signaler un des plus curieux incidents de cette période. La passion shakspearienne était si violente chez les dramaturges que l'un d'entre eux, un élève d'Immermann, un camarade d'Henri Heine, l'impétueux et barbare Christian Grabbe, fut pris un jour de remords et se mit à protester contre la barbarie dont il avait lui-même donné l'exemple; on dirait un homme entraîné sur les pentes périlleuses et qui se retient avec effort. La Shakspearo-manie (2), tel est le titre de ce curieux manifeste. « Non, dit le fougueux poëte qui tant de fois avait imité Shakspeare à tort et à travers, non, Shakspeare ne mérite pas d'être regardé comme le plus haut modèle connu de la tragédie.

(1) Voyez dans la Revue des Deux Mondes du 15 avril 1858 l'étude intitulée : le Poëte Immermann et la comtesse d'Ahlefeldt.

(2) Voyez Dramatische Dichtungen von Grabbe. Nebst einer Abhandlung ueber die Shakspearo-manie; 2 vol. Francfort 1827.

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