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Qu'on se rappelle les Euménides d'Eschyle, l'OEdipe à Colone de Sophocle... Et après avoir recomImandé en nobles termes l'étude de ces œuvres sublimes, il signale aussi aux poëtes allemands le profit qu'ils peuvent tirer des grands modèles de la France. « Ils y trouveront, dit-il, tout ce qui leur manque, la gravité, la sévérité, l'ordre, l'effet théâtral, la force dramatique, la marche naturelle et rapide de l'action. Ils y trouveront encore (le croiront-ils ?) une foule de caractères tels que Shakspeare n'en a point de meilleurs : chez Corneille Chimène et Médée, chez Racine Iphigénie, Athalie, Bérénice, Phèdre, Néron, et s'il s'agit de ces mots de génie, de ces éclairs tragiques, comme certaines gens les admirent surtout dans Shakspeare, ceux que nous offrent les poëtes français sont à la fois mieux rendus et mieux amenés. Écoutez le moi de Médée, le soyons amis d'Auguste dans Cinna, la réponse d'A gamemnon dans Iphigénie: vous y serez, ma fille. Ne sont-ce pas des perles étincelantes sur le sombre voile de la Melpomène française? » Il est curieux,

assurément, que ces choses aient été écrites en pleine anarchie romantique et par un des plus violents adeptes de la littérature désordonnée. Ce qui n'est pas moins digne de remarque, c'est l'hommage rendu à Molière. Il y a quelques années à Munich et à Berlin, de spirituels critiques répétaient encore les blasphèmes littéraires de Guillaume Schlegel contre l'auteur du Misanthrope ; Christian Grabbe, en 1825, c'est-à-dire en face de Schlegel, et avant que Goethe eût vengé notre grand poëte comique, ne craint pas de lui restituer son rang. Il aime tout chez Molière, la perfection du style, la souplesse du dialogue, la finesse du parler de la cour et la franchise du langage bourgeois; il admire l'étude profonde des caractères, la variété des physionomies, et de Tartufe à Scapin, d'Alceste à Sosie, d'Agnès à Célimène, il n'est pas une figure qui ne l'enchante dans ce monde vivant où Schlegel n'a rien voulu voir. Étranges revirements du goût ! cet hommage si complet rendu à la scène française par un shakspearien forcené est le produit

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d'une réaction contre cette fièvre shakspearienne à laquelle se rattachent Almansor et William Ratcliff.

C'est qu'il y avait toujours, à côté des novateurs fougueux, le maître de la beauté pure, et que Goethe n'était pas mort. Quand on voit de 1820 à 1830 les dramatiques essais d'Immermann, de Henri Heine, de Christian Grabbe, envahir tumultueusement la scène où régnait Guillaume Tell, il est impossible de ne pas se poser ces questions : qu'en pensait le grand classique de l'Allemagne, celui qui réunissait à la fois Shakspeare et Sophocle en ses vastes formules ? Qu'en pensait l'arbitre des hautes élégances, le poëte de Faust et d'Iphigénie ? L'année même où paraissait cette folle partition d'Almansor, au mois d'octobre 1823, un des meilleurs amis de Goethe, le musicien Zelter, lui écrivait, pendant un voyage 'en Prusse : « Je viens de faire connaissance à Munster avec le jeune Immermann, dont j'ai lu trois tragédies. L'une d'elles m'a semblé excellente. Il m'a fait hommage d'un quatrième drame et d'un

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volume de vers dont je suis moins satisfait. Son talent me paraît encore trop dépendant; son amour n'est pas complétement à lui. Il est bien d'âge pourtant à produire une œuvre qui lui appartienne. Sa personne et son caractère m'ont charmé, et, comme il connaît les bons modèles, nous pouvons attendre avec confiance le développement de son inspiration. J'ai mis deux de ses poésies en musique... » Je ne trouve dans les lettres de Goethe ni réponse ni allusion même à ces paroles; seulement, Zelter étant allé voir Goethe à Weimar peu de temps après ce voyage à Munster, il ramena l'entretien sur Immermann, et Goethe, obligé enfin de se prononcer, ne fit guère autre chose que répéter le langage de son ami. « Nous verrons, dit-il, comment il se développera, s'il saura purifier son goût et se régler pour le style sur les meilleurs modèles. Sa manière originale a du bon, mais elle conduit trop facilement dans le faux... » Ces détails nous ont été transmis par Eckermann. On voit que ce groupe des

Immermann, des Henri Heine, des Christian Grabbe, à la date où nous sommes, était médiocrement sympathique à Goethe. Il n'a jamais parlé des débuts de Henri Heine, bien que les scènes d'amour dans Almansor aient dû le charmer par la fraîcheur du style. C'est plus tard seulement, après le Livre des Chants et les Tableaux de Voyage, qu'il signalera d'un mot le poétique humoriste comme un talent original qui a sa place au soleil.

Mais si Goethe gardait le silence, ses disciples parlaient assez haut. L'un d'entre eux ou du moins un des hommes qui admiraient surtout chez l'auteur d'Iphigénie le secret de la beauté antique, et s'efforçaient de maintenir en Allemagne ces traditions du grand art, le comte Platen, ouvrit hardiment la campagne contre les néo-shakspeariens. Il écrivit deux grandes comédies aristophanesques où les écoles littéraires du temps étaient censurées avec une verve implacable. La première, intitulée la Fourchette fatale, s'attaquait aux Werner, aux

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