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ALMANSOR

Intérieur d'un vieux château mauresque délabré. Par les fenêtres latérales, tombent les rayons du soleil couchant.

ALMANSOR.

C'est encore l'ancien parquet cher à mon souvenir, le tapis bien connu, le tapis brodé de mille couleurs où marcha le pied sacré des aïeux! maintenant les vers en rongent les fleurs de soie, comme s'ils étaient les alliés des Espagnols. Ce sont encore les vieilles colonnes fidèles, fiers soutiens de marbre de la fière maison, où je m'appuyai tant de fois, lorsque j'étais enfant. Oh! pourquoi nos Gomèles, nos Ganzuls, et les Abencerrages, et les hautains Zégris, n'ont-ils pas soutenu aussi fidèlement le trône du roi dans l'Alhambra splendide? Ce sont encore les bonnes vieilles murailles, avec leurs bois

polis, leurs élégantes peintures, qui toujours donnaient asile au voyageur fatigué. Elles sont restées hospitalières, les bonnes murailles, mais elles n'ont plus pour hôtes que les hibous et les vautours. 11) va vers la fenêtre.) Personne, nul mouvement. Toi seul, ô soleil, tu m'as entendu; compâtissant à ma peine, tu m'envoies tes derniers rayons et tu répands ta clarté sur mon sombre chemin. O bienfaisant soleil, écoute mes paroles reconnaissantes: toi aussi, enfuis-toi vers les côtes du pays des Maures et vers les plaines éternellement heureuses de l'Arabie. Oh! crains don Fernand et ses conseillers, qui ont juré une haine implacable à toute belle lumière. Crains doña Isabelle, Isabelle l'orgueilleuse, qui, tout étincelante du feu de ses diamants, prétend briller toute seule, quand elle aura fait la nuit autour d'elle. Oh! fuis cette mauvaise terre d'Espagne où s'est déjà éteinte ta sœur, ô soleil, l'éblouissante Grenade aux tours d'or! (S'éloignant de la fenêtre.) Mon cœur est oppressé comme si le disque enflammé du soleil couchant s'était roulé sur cette pauvre et faible poitrine. Mon corps est comme une braise qui tombe en cendres brûlantes et le sol se dérobe sous mes pas. Ah! tout est si doux pour moi dans

ces lieux, si doux et si cruel! La brise légère qui me rafraîchit la joue m'apporte avec son souffle le salut des jours évanouis. Dans le mouvement des ombres du soir, j'aperçois les légendes de mon en-fance, elles se dressent, elles me font des mines, elles me sourient d'un air sensé et s'étonnent que leur vieil ami soit aujourd'hui si triste, si étranger dans sa demeure. Là-bas, c'est ma mère chérie, ma mère trépassée, qui m'apparaît; inquiète, pleine d'angoisses, elle regarde, elle pleure, elle me fait signe, elle me fait signe encore avec sa blanche main. Je vois aussi mon père, là, sur le coussin de velours vert, assis et sommeillant doucement. (Il reste plongé dans ses réflexions. La nuit est venue. On voit dans le fond passer une forme humaine, un flambeau à la main.) Quel est ce fantôme qui vient de passer avec une vague lueur? N'était-ce qu'une illusion de ma fantaisie trompée? J'ai cru voir le vieil Hassan; était-ce lui? Peut-être que Hassan est couché dans la tombe et que son esprit veille encore sur le château qu'il a fidèlement gardé pendant sa vie. J'entends un mouvement confus, un bruit sourd, qui s'approche, qui s'approche toujours comme si mes pères sortaient de leurs tombeaux pour me saluer de leurs mains de

squelettes et me donner le baiser de bienvenue avec leurs pâles et froides lèvres. Ils viennent, les voici.. Ah! votre salut me tuera.

Plusieurs Maures se précipitent sur la scène, le cimeterre au

poing.

PREMIER MAURE.

Cela pourrait bien être !

ALMANSOR, tirant son épée du foureau

A moi donc, ma brillante amulette! toi qui as déjà fait tant de prodiges, protége-moi contre ces mauvais esprits!

SECOND MAURE

Que viens-tu faire, étranger, dans notre château?

ALMANSOR.

Je vous renvoie cette question. Le château m'appartient, et cet avocat (montrant son épée) va inscrire mon droit sur votre peau en caractères rouges.

PREMIER MAURE.

Eh! eh! le nôtre saura répondre, car sa langue n'est pas de bois; en vérité, il a une voix de fer et qui rend des sons métalliques.

Ils se battent.

Eh! eh! ton avocat s'emporte et son discours jette

des étincelles.

ALMANSOR.

Silence! il va les éteindre dans ton sang.

TROISIÈME MAURE.

Le jeu sera bientôt fini. Rends-toi.

Hassan se précipite sur la scène, un flambeau dans la main gauche, un cimeterre dans la main droite.

HASSAN.

Oh! oh! avez-vous donc oublié le vieux Hassan? La vengeance, vous le savez, c'est mon affaire. Celui-là m'appartient. Il faut que je le tue. (Il se bat avec Almansor, déjà affaibli et chancelant. Au moment de le frapper, il aperçoit son visage à la lueur du flambeau, et, saisi d'une émotion subite, il tombe à ses genoux.) Allah! C'est Almansor-ben-Abdullah!

ALMANSOR,

Oui, c'est bien moi. Et toi, tu es bien Hassan. Relève-toi, fidèle serviteur de ma maison. Une illusion nocturne nous a tous abusés. Un peu plus, et le château de mes pères allait devenir mon sépulcre, le vieux berceau mon cercueil.

PREMIER MAURE.

Tu avais l'air d'un Espagnol, avec ta toque et ton

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