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manteau; or, c'est seulement le sabre au poing que nous souhaitons la bienvenue aux Espagnols.

HASSAN, il se lève lentemant et dit d'un ton sévère.

Almansor -ben - Abdullah, réponds-moi! D'où vient que tu portes ce costume? Qui a mis au noble coursier berbère cette peau de serpent brillante et tachetée? Rejette cette venimeuse enveloppe, fils d'Abdullah! Marche sur la tête du serpent, noble coursier!

ALMANSOR, souriant.

Toujours le même, toujours inflexible en ton zèle, mon vieil Hassan! toujours la même foi aux formes et aux couleurs! Ne sais-tu pas que la peau de serpent est une sauvegarde contre le serpent, de même que la peau de loup protége l'agneau humble et sans défense au milieu de la forêt? Malgré cette toque et ce manteau, va, je suis toujours musulman de cœur et d'âme, car c'est dans mon cœur que je porte le turban.

HASSAN.

: Béni soit Allah! Allah soit béni! (Aux Maures). — Reposez-vous, mes frères; c'est moi qui veillerai. Le vieil Hassan a rajeuni tout à coup.

Les Maures s'en vont.

ALMANSOR.

Quels sont ces hommes que tu appelles tes frères?

HASSAN.

Un reste de serviteurs fidèles qu'Allah possède encore dans ce pays. Ah! petit est leur nombre, et il diminue tous les jours, tandis que tous les jours s'accroît l'armée de la canaille.

ALMANSOR.

Que ta chûte est profonde, ô Grenade!

HASSAN.

Et comment ne serait-elle pas tombée, la ville contre laquelle deux ennemis déployaient leur rage, au dedans la discorde, la ruse au dehors? Oh! malédiction sur cette nuit où l'astuce de la femme a su enflammer si bien la cupidité de l'homme! Malédiction sur la nuit où la ruine de Grenade fut résolue dans cet embrassement d'amour! Malédiction sur la nuit où don Ferdinand entra dans le lit de noces de doña Isabelle! Quand un pareil couple attise le feu de la discorde, la maison est bientôt la proie de l'incendie. Ce n'est ni la pique du vigoureux habitant de Léon, ni la lance du fier Aragonais, ni l'épée de la chevalerie castillane qui ont rem

porté cette victoire; Grenade n'est tombée que sous les coups de Grenade. Quand le père assassine ses enfants, ses propres enfants endormis au berceau; quand le fils lève sa main criminelle contre la tête sacrée du chef de famille; quand le frère, sur le cadavre du frère, franchit sans remords les marches ensanglantées du trône; quand les grands du royaume, oubliant leur devoir, suivent honteusement le drapeau de leur éternel ennemi; alors les anges gardiens de la ville, voilant leur visage rouge de honte, prennent leur vol, et les bataillons ennemis entrent dans la place.

ALMANSOR.

Je pense encore à cette journée funeste. J'étais en bas, à la porte du château; tout à coup, bride abattue, arrive un cavalier monté sur un cheval noir. Farouche, les yeux égarés, hors d'haleine, il demande mon père. Il monte rapidement l'escalier et mon père le reçoit dans ses bras. Je ne le reconnus qu'à ce moment : c'était le bon Aly.

Le bon Aly!

HASSAN, avec amertume.

ALMANSOR.

« Aly, parle, quelles nouvelles ? » s'écrie mon

père. Alors des torrents de larmes, de larmes noires comme du sang, coulent sur les joues d'Aly, et il répond en sanglotant : « Don Ferdinand et doña Isabelle ont fait leur entrée à Grenade au milieu des fanfares; le roi Boabdil leur a présenté à genoux les clefs de la ville sur un plat d'or; au sommet des tours de l'Alhambra flotte la bannière de Castille et la croix de Mendoza. >>

HASSAN, se couvrant les yeux.

Oh! je ne te demande qu'une seule grâce, Allah! Efface de mon esprit cette horrible image!

ALMANSOR.

Je vois encore toute la scène. Cette nouvelle, ce coup de foudre dessèche et paralyse les langues dans toutes les bouches. Pâle, muet, le regard fixe, mon père demeure immobile, ses bras pendent inertes le long de son corps, ses genoux tremblent, il tombe, et aussitôt éclatent les lamentations et les hurlements des femmes.

HASSAN.

Efface, efface de mon esprit cette horrible image!

ALMANSOR.

Le bon Aly me presse alors sur son cœur, il couvre de ses mains mes yeux en larmes pour me ca

cher ce spectacle de désolation, il m'entraîne avec lui, il me fait monter sur son cheval...

HASSAN, avec un sourire amer.

Et il t'emmène dans son joli château, où la gracieuse Zuleima te reçut, où elle sécha tes larmes avec des sourires, avec ses baisers peut-être...

ALMANSOR.

Méchant et cruel Hassan! n'oublie pas que j'étais encore un enfant, tu te trompes, d'ailleurs; les regards de Zuleima ne purent sécher mes larmes ; je m'échappai secrètement du chateau d'Aly et en quelques heures je fus de retour ici. Mon père se roulait sur le parquet, ses vêtements étaient déchirés, sa tête souillée de cendres, et il s'arrachait encore les boucles de sa blanche barbe. A côté de lui gisait ma mère, tout en larmes, avec ses servantes couvertes de voiles noirs; par instants régnait un grand silence, mais si une seule voix en soupirant prononçait ce mot « Grenade!» les plaintes éclataient de nouveau, plus aiguës et plus déchirantes.

HASSAN, pleurant.

Oh! ne tarissez jamais, éternelles sources de larmes!

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