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ALMANSOR.

N'aie pas un air si désolé, mon vieil Hassan. La fierté du lion te sied mieux, cette fierté qui animait ton visage lorsque, couvert d'un harnais brillant et faisant résonner tes armes, tu parus dans la salle à nos yeux étonnés. Je te vois encore disant à mon père: « Je ne peux te servir plus longtemps, Abdullah, car mon dieu désormais a besoin de son serviteur. » D'un pas ferme tu quittas le château, et depuis ce jour je ne t'ai jamais revu.

HASSAN.

Je m'étais joint à ces combattants qui, dans la montagne, sur les sommets glacés, s'étaient réfugiés avec leurs cœurs brûlants. Comme la neige jamais ne disparaît là-haut, ainsi ne disparut jamais l'ardeur qui enflammait nos âmes. Pareille à ces monts qui ne chancellent jamais, jamais non plus ne chancela notre foi. Et de même que de la pointe des cimes, des blocs de rochers roulent souvent jusqu'en bas, écrasant tout sur leur passage, de même nous nous précipitions souvent du sommet des montagne, écrasant dans la vallée le peuple chrétien. Oh! quand ils râlaient en mourant, les misérables, quand retentissait au loin le glas des cloches funèbres et

que des chants de mort s'y mêlaient sourdement, c'était pour nos oreilles une voluptueuse harmonie.

Mais dernièrement une visite sanglante nous a été rendue par le comte Aquilar et ses chevaliers. Il nous avait préparé la musique pour une danse suprême, et au bruit éclatant des trompettes, au sourd retentissement des timbales et des canons, au branle-bas des lances castillanes, au sifflement clair et joyeux des balles, plus d'un Maure s'envola brusquement dans les cieux; un petit nombre seulement parmi nous put se sauver de la salle de danse,

Mais toi, parle, Almansor, quelle fut la desti- . née des tiens? Je me suis réfugié ici dernièrement avec mes frères d'armes, et je n'ai trouvé qu'une demeure déserte; ces murailles dépouillées me regardaient d'un air mélancolique, et des pressentiments lugubres m'assaillaient de toutes parts en ce lugubre château.

ALMANSOR.

Ne me demande pas ce lamentable récit. Laisse dormir les chers trépassés et les douleurs d'Almansor. Tu vis alors comme sur son noir cheval le bon Aly nous apporta le malheur. Un malheur ne vient jamais seul. Chaque jour nous recevions des messa

ges plus funestes encore; et de même que le voyageur se précipite la face contre terre quand le simoun brûlant lui souffle au visage, ainsi nous nous jetions sur le sol en pleurant, de peur que le souffle empoisonné des nouvelles sinistres ne nous donnât la mort. Bientôt nous apprîmes l'abjuration de nos prêtres, des Morabites et des Alfaquis...

HASSAN.

S'il y a quelque part une croyance qui devienne matière de vente et d'usure, les prêtres sont toujours les premiers au trafic.

ALMANSOR.

Nous sûmes ensuite que le grand Zégri lui-même, craignant de mourir, le lâche! avait embrassé la croix, que le peuple en foule suivait l'exemple des grands, et que des milliers d'hommes courbaient leur tête sous l'eau du baptême.

HASSAN.

Le nouveau ciel attire beaucoup de vieux pé

cheurs.

ALMANSOR.

Nous apprîmes que le terrible Ximénès, sur la place publique de Grenade, ma langue se sèche

dans` ma bouche,

avait jeté le Coran dans les

flammes du bûcher.

HASSAN.

Ce n'était qu'un prélude; là où l'on brûle les livres, on finit par brûler les hommes.

ALMANSOR.

A la fin, de tous ces cruels messages arrive le plus cruel. (I hésite.) Le bon Aly s'était fait chrétien. (Une pause.) A cette nouvelle, pas une larme ne tomba des yeux de mon père, pas une plainte ne s'échappa de ses lèvres, il n'arracha pas un cheveu de sa tête grise; seulement les muscles de son visage s'agitaient en mouvements convulsifs; ses traits étaient méconnaissables, et du fond de sa poitrine déchirée sortit un éclat de rire aigu. Comme je m'approchais en pleurant doucement, le pauvre père fut saisi d'une folie furieuse. Il tira son poignard, m'appela « engeance de serpent, » et déjà il allait me percer le cœur, quand tout à coup une sorte de souffrance douce sembla se peindre sur ses lèvres : « Enfant, me dit-il, ce n'est pas à toi d'expier la faute. » Et d'un pas chancelant il gagna sa chambre silencieuse. Il y resta, muet, sans manger et sans boire, pendant trois jours entiers. Quand il en

sortit, ce n'était plus le même homme. Il était calme; il ordonna aux valets de charger tous ses biens sur des mules et des chariots, il ordonna aux femmes de nous pourvoir de pain et de vin pour un long voyage. Lorsque tout fut prêt, il prit dans ses bras et porta lui-même le plus précieux de ses joyaux, le rouleau où sont inscrites les lois de Mahomet, l'antique et sacré parchemin que les aïeux avaient apporté en Espagne. Nous quittâmes ainsi les champs du pays natal, nous partîmes, à demi hésitant, à demi pressés, comme si une voix suave, caressante, et de tendres bras invisibles nous tiraient à reculons, tandis que des hurlements de loups nous poussaient en avant. Comme le baiser d'une mère, à l'heure des adieux suprêmes, nous aspirions délicieusement l'arôme des forêts espagnoles, des bois de myrtes et de citronniers, tandis que les arbres agitaient leur feuillage avec une mélodie plaintive, que la brise se jouait sur nos fronts mélancolique et douce, et que les oiseaux, en signe d'adieu, voltigeaient çà et là, tristes et muets, autour des muets voyageurs.

HASSAN.

Vous teniez ferme, en vos mains loyales, le meil

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