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tout le pays qui s'étend au-delà du bras de St.-George, jusqu'aux frontières de la Turquie, et qui sous le titre d'empereur qu'il s'arroge, nous a causé, de ce côté, de grands dommages. D'autre part, Borilas nous presse de plus près. A l'imitation de l'autre, il s'est acquis par violence le trône des Bulgares, et depuis qu'il a usurpé et le titre et les ornements impériaux, il ne cesse de nous fatiguer fréquemment et longuement par ses incursions. D'autre part encore, savoir dans le royaume de Thessalonique, Michalice, le plus puissant des traîtres, traditor potentissimus, et Stratius (Esclas), neveu de Johannice, ce dépopulateur de la Grèce, employaient toutes leurs forces pour détruire notre puissance dans ces pays, nonobstant le serment de fidélité qu'ils nous avaient tous deux juré.

« Or, pour affaiblir ces deux derniers et pour terrasser leur orgueil, du conseil de nos barons, nous sommes descendus de Constantinople à la distance de douze journées, comme vous devez déjà l'avoir appris, et ayant joint leur corps d'armée, après un long combat, nous les avons, Dieu aidant, réduits à tel point, qu'ils ne peuvent plus nuire ni à nous, ni à d'autres; ainsi les subtiles trahisons qu'ils ont imaginées dans cette circonstance, et dont ils ont si habituellement usé envers nous, ne leur ont été cette fois d'aucun profit. Quatre fois Michalice et trois fois Stratius nous avaient prêté des serments qu'ils n'ont tenus ni l'un ni l'autre; mais à la fin, nous les avons châtiés de telle manière, qu'ils ont été forcés de se repentir de leur infidélité; car nous les avons mulctés de la plus grande partie du fertile et beau pays qu'ils tenaient en possession; et si des occupations majeures ne nous eussent rappelés autre part, il ne leur serait pas resté une seule cabane dans notre empire: Non eis sola domuncula remansisset in nostro imperio.

« Cependant les deux autres ennemis de notre empire, Borilas et Lascaris nous menaçaient d'un plus grand danger; l'un du côté de la mer, et l'autre du côté des terres. Déjà Lascaris avait rassemblé un grand nombre de gallions, et l'un de nos principaux chevaliers, sire Pierre de Bruxelles, dominum scilicet Petrum de Bruccello, s'était uni à lui dans le dessein d'attaquer Constantinople. La terreur qui se répandit fut telle alors que beaucoup de nos gens désespérant de notre retour, se disposaient à fuir par mer, tandis que d'autres passaient du côté de Lascaris et se donnaient à lui avec

serment, de combattre contre nous.

« Dans cette conjoncture, nous retournâmes en toute hâte, et parvenus le jour de Pâques à notre ville de Rossa, nous en sortîmes le lendemain à la pointe du jour. Alors nous apprimes avec certitude que non loin de cette ville, Borilas nous faisait face avec un gros corps d'armée composé de Bulgares, de Koumans et de Valaques. Il occupait la gorge étroite, difficile, toute bordée de monts que nous devions traverser, et c'est là qu'il croyait nous saisir. En effet, si le Seigneur ne nous eût découvert l'embuscade où nous allions tomber, Borilas y eût infailliblement réussi; car dans le moment même, nous n'étions, de notre personne, escortés que de soixante soldats. Mais bien instruits par le rapport des éclai reurs qui nous précédaient, nous avons évité cette gorge, et prenant une direction oblique, nous avons longé la mer et passé par quelques-uns de nos châteaux, dont nous avons réuni les garnisons; puis avancés plus loin, nous avons trouvé quelques-uns des nôtres qui, sortis de Constantinople, étaient venus à notre rencontre, jusqu'à trois journées de distance. Voyant ainsi notre nombre augmenté, nous sommes retournés aussitôt sur nos pas afin de poursuivre Borilas, et lui livrer le combat; mais pressentant notre retour, il avait déjà fait volte-face, et nous l'avons poursuivi pendant deux jours sans pouvoir le joindre, tant sa fuite fut rapide.

Alors, nous retournâmes à Constantinople, où nous fùmes accueillis solennellement et avec de grandes démonstrations de joie, attendu que le peuple nous avait beaucoup regrettés pendant une si longue absence. Nos barons que nous avions chargés de la défense de la frontière du royaume de Thessalonique, savoir : le comte Bertholde, notre frère Eustache et d'autres, nous avertirent que notre ennemi Stratius, qui se trouvait destitué de toute force quand nous l'avions quitté, avait repris courage depuis que Borilas était venu à son secours et lui avait amené cinquante-deux bataillons qui nous avaient déjà causé bien du dommage. Mais nos dits barons ayant rassemblé leurs troupes et s'étant joints à Michalice qui était alors de bon accord avec eux, rencontrèrent Stratius dans les plaines de la Pélagonie, où ils le battirent, et où il laissa la plus grande partie de son armée, taillée en pièces, in eadem planitie gladiatam.

« D'autre part, nous apprîmes que le sultan d'Iconium, qui nous avait fait serment d'amitié et d'alliance contre Lascaris,

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était entré sur ses terres, à la tête d'une armée de Turcs, mais que Lascaris était venu à sa rencontre, suivi d'une plus grande multitude de Grecs et même de Latins qui s'étaient joints à lui, nonobstant l'excommunication lancée par le souverain pontife. Lascaris remporta la victoire sur le soudan, qui fut entouré, pris et tué avec la plus grande partie de ses gens. Par ce succès, Lascaris devenu plus hardi et plus orgueilleux, adressa dans toutes les provinces des Grecs des relations contenant les éloges et les récits des avantages de cette victoire; leur annonçant même que pour peu qu'ils consentissent à le seconder, il aurait bientôt délivré le pays de ces chiens de Latins; citò terram de Latinis canibus liberaret. Les Grecs commencèrent pour lors à murmurer contre nous, et lui promirent de bien le seconder, à condition toutefois qu'il porterait ses armes jusqu'à Constantinople.

<< Instruits de tout cela, et du conseil de nos fidèles barons, nous avons traversé le bras de St.-George, préférant le parti d'envahir les terres de l'ennemi, plutôt que d'attendre son invasion à Constantinople. Mais à peine avions-nous abordé sur son rivage et avant même que la totalité de nos soldats soit débarquée, voilà que Lascaris nous fait front, avec une troupe considérable, en face de la ville de Piga, la seule que nous possédions de ce côté. En petit nombre, il est vrai, multipliés cependant par le courage, nous lui avons présenté le combat; mais il préféra de fuir et de se retirer dans les montagnes, sur la proximité desquelles il avait fondé la facilité de sa retraite. Il ne put néanmoins l'opérer avec assez de célérité, pour éviter le dommage que nous lui causâmes en le poursuivant; car nous avons coupé la retraite à une grande partie de sa troupe, et nous lui avons pris bon nombre de cavaliers et de chevaux. In cauda sui exercitus, cujus partem maximam detruncavimus.

«

Après avoir rallié les corps de notre armée, nos cavaliers parcouraient librement la plaine; car l'ennemi n'osait pas s'y risquer et se bornant à occuper les hauteurs, il tombait à l'improviste sur les escouades que nous détachions pour nous procurer des vivres. Le peuple du pays voyant avec quelle liberté notre cavalerie circulait dans ce pays, s'ameuta contre Lascaris, pour lui exprimer son mécontentement et lui dire que s'il ne nous livrait pas sur-le-champ la bataille, ils étaient, eux, déterminés à se livrer à nous : ce qu'entendant Lascaris, il rassembla une si grande quantité d'infanterie et

de cavalerie, qu'il en forma quatre-vingt-dix corps ou bataillons, acies, dont huit étaient composés de Latins, qui renonçant à tout sentiment de la crainte de Dieu et des hommes, s'étaient rangés sous ses enseignes, nonobstant l'excommunication du pape. Alors, plein de confiance en cette multitude, Lascaris se présenta à nous le 15 octobre, près le fleuve Luparque, où nous avions dressé nos tentes. Il ne risqua pas d'abord le gros de son armée dans la plaine, mais la tenant cachée derrière une montagne, il envoya deux bataillons pour reconnaître le front du camp français. Ils furent bientôt mis en fuite par quelques-uns des nôtres qui poursuivirent les fuyards, et reconnurent en même temps à quoi montait la multitude d'ennemis qui nous serraient de si près.

« Dès qu'ils nous en eurent fait le rapport, nous courûmes aux armes, et marchant droit à l'ennemi, nous fùmes frappés d'étonnement jusqu'à l'extase, percussi fuimus admiratione et extasi, en voyant une si grande quantité d'hommes bien divisés et rangés en ordre de bataille. Dans le corps que commandait Lascaris, il comptait dix-sept cents hommes armés de cuirasse; c'est-à-dire plus que nous n'en avions dans toute notre armée; car elle ne montait en tout qu'à quinze petites compagnies; encore en était-il resté une à la garde des bagages, et chacune des autres n'était composée que de quinze hommes, excepté celle que nous commandions personnellement et qui montait à cinquante hommes. Mais comprenant que nous n'aurions aucun avantage à éviter le combat et plaçant toute notre confiance en Dieu et sa sainte croix sous l'enseigne de laquelle nous marchions, nous avons engagé de prime abord, au combat, douze de nos compagnies, dans la crainte qu'un moindre nombre ne fût exposé à être enveloppé par la multitude.

Alors au son de nos trompettes et aux cris que que nos soldats poussèrent, les chevaux et les glaives se sont entremêlés de front. Nous avons scutenu le choc assez vigoureusement pour balancer le succès pendant une petite heure; mais l'ennemi ayant plié et tourné le dos à nos épées, nous n'avons décessé de le poursuivre et de le talonner, depuis l'heure de midi où le combat commença, jusqu'au coucher du soleil, usque ad solis occubitum. La mêlée fut à tel point, que l'ennemi ne distinguait plus ses soldats d'avec les nôtres, et cette erreur a contribué à augmenter le carnage que Lascaris a essuyé. Ce

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qui paraîtra le plus étonnant à ceux qui entendront ce récit, c'est que nous n'avons pas perdu un seul homme dans ce combat, et qu'aucun n'y a reçu une seule blessure mortelle. Du côté de Lascaris, beaucoup de Latins ont été tués, d'autres faits prisonniers, d'autres enfin se sont échappés pour venir la nuit suivante se recommander à notre clémence.

Depuis ce combat, Lascaris abattu n'a osé se montrer d'aucun côté, et toute la population qui s'étend jusqu'à la frontière de la Turquie, s'est soumise à notre empire, excepté quelques châteaux que, Dieu aidant, nous comptons bien obliger à se rendre l'été prochain. Dans le même temps que nous opérions ainsi de ce côté, les barons de notre royaume de Thessalonique, Bertholde, notre frère Eustache et autres que nous avions chargés de la garde de la frontière, nous apprirent que Borilas s'était présenté avec une forte armée, et qu'elle nous causait de grands dommages. Mais les barons s'étant réunis faisaient face à notre esclave grec, sclavo nostro græco occurrerant; et l'ayant fait fuir de notre terre, vingt-quatre compagnies d'infanterie avec deux corps de cavalerie, qui n'ont pu le suivre, ont été tués sans qu'il en soit échappé un seul homme.

« Vous comprenez maintenant, nos amis, qu'ayant obtenu ces succès de tous côtés, moyennant l'assistance divine, nos quatre ennemis principaux, savoir: Borilas, Lascaris, Michalice et Stratius (Esclas) se trouvent humiliés et privés de forces. Sachez donc, en conséquence, que pour nous assurer les avantages de la victoire et la possession de l'empire, il ne nous manquera rien, si vous nous envoyez un nombre suffisant de Latins auxquels nous puissions départir les terres que nous acquérons; car, comme vous le savez bien, les acquisitions ne profitent pas, si les moyens de conserver manquent.

« Daté de Pergame, dans l'octave de l'Épiphanie, l'an du seigneur 1212. »

Considérée comme histoire originale, la pièce était d'autant plus précieuse à reproduire, que la relation de Ville-Hardouin finit en 1207, et son continuateur en 1208. Or, la première question que suscite la lecture de cette lettre, est de savoir si c'est à l'empereur Henri même qu'on doit en attribuer la rédaction, ou bien à quelque secrétaire de sa chancellerie. Le rédacteur de l'article Baudouin VI, empereur de Constantinople, qui se trouve inséré dans le tome XVIe

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