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qui existent en Angleterre, et à l'état d'indigence de presque toute la population éloignée des villes commerçantes et des grandes routes, on sentira aisément que ce qui manque à tant de familles pour avoir leur part de ces 1,500 fr. de revenu, dans cette répartition, est bien plus que suffisant pour fournir ces revenus immenses rassemblés dans les mains de quelques familles et qui, malgré leur petit nombre, semblables au diamant qui rehausse une parure, répandent sur toute la nation un éclat qui éblouit le reste de l'Europe. >>

<«< Les ouvriers de la campagne forment un tiers de la population totale. Les artisans ne forment qu'une très faible portion du peuple. Smith établit que la classe la plus nombreuse des artisans dans un grand pays n'est pas, au reste de la population comme 1: 50 et même à 100. Un sixième de la population totale comprend la classe des agens productifs du commerce et de l'industrie (1). »

« La population française comprend 30 millions d'habitans et 6 millions de familles. Or, toutes les familles subsistent, et ne peuvent pas consommer, même pour la plus pauvre, une valeur moindre de 500 fr. par an, pour l'entretien des cinq membres dont elle est composée, ce qui donne lieu à une consommation totale de 3 milliards; à quoi ajoutant, pour la portion du produit annuel consommée directement par le gouvernement ou par les familles qui consomment au-delà de 500 fr. par an, un 10e ou 10 pour 100 du total, le résultat donnera pour tout le produit annuel des terres et du travail, 5 milliards 500 millions. Il ne peut être au-dessous. »

<< Arthur Young évalue le produit brut de la France à

(1) Depuis l'époque où Adam Smith écrivait, l'accroissement de la population industrielle en Angleterre a été prodigieux. M. de Sismondi établit le rapport actuel de la population à la population agricole, :: 3 2, et M. le baron Charles Dupin, 18: 10..

3 milliards 163 millions (1). Ainsi, le produit annuel de l'Angleterre est à celui de la France comme 2 :.3. Mais comme il a une population trois fois plus petite à satisfaire, il existe un immense superflu dont le gouvernement a directement la disposition au moyen des taxes qu'il juge à propos d'imposer. >>

« Quel sera naturellement le cours de la richesse chez les deux nations, vu la condition où elles se trouvent respectivement? C'est la question par laquelle ce parallèle doit se terminer. >>

<< On la résoudra en examinant quelle est la nature des opérations de l'industrie anglaise, quelle est la cause des énormes profits qu'elle fait dans son commerce avec les autres peuples et quels sont les effets nécessaires de ces opérations sur la puissance et les moyens respectifs des nations commerçantes. >>

<«< L'industrie anglaise, forcée, par les bornes étroites du territoire national, à économiser les bras qu'elle salarie, a tourné tous ses efforts vers les moyens qui rendent le travail plus productif. Une division du travail très habilement distribuée, et un grand nombre de machines ingénieuses, ont donné au travail de cette nation une supériorité marquée sur celui des autres peuples, en sorte que, dans les échanges qu'elle fait avec l'étranger, il est ordinaire que le produit d'une journée de son travail se trouve être l'équivalent de deux ou trois journées d'un autre. Dans ces opérations, on sent combien elle gagne sur la valeur qu'elle reçoit en échange, sans que le peuple, avec lequel elle traite, éprouve pour cela aucune perte, parce que ce qu'il reçoit de l'Angleterre vaut réellement pour lui le nombre de journées de travail qu'il lui en aurait coûté pour l'exécuter chez lui. Mais pour que l'Angleterre obtienne ce grand bénéfice, il faut qu'elle échange du produit ma

(1) Le revenu actuel de la France est évalué à 8 milliards.

nufacturier contre du produit brut. Or, ce dernier genre de produit ne peut se multiplier qu'à l'aide d'une population nombreuse : donc, les opérations que fait l'Angleterre avec les autres peuples, tendent à encourager chez ceux-ci la multiplication des hommes et des subsistances, tandis qu'elles produisent un effet tout contraire dans son intérieur, et ne visent qu'à manufacturer le plus de produits bruts possible avec le moins de bras possible. Cette direction de l'industrie humaine nuit à la population sous un double rapport: en dégradant les facultés intellectuelles de l'ouvrier qui se trouve réduit au mouvement uniforme et continu d'une machine, et en diminuant de plus en plus le nombre des ouvriers entretenus par l'industrie nationale. De ces deux effets nuisibles, le premier a éte remarqué par tout le monde. »

«Par la nature même de l'industrie anglaise et la marche forcée que lui imposent d'invincibles circonstances, les capitaux productifs doivent donc se porter naturellement au commerce étranger, le moins avantageux de tous pour la nation, et au commerce de produits manufacturés contre des produits bruts, celui de tous les commerces étrangers le plus nuisible à la population et à la puissance réelle du peuple qui s'y livre, puisqu'en dernière analyse, ce n'est qu'une lutte dans laquelle celui-ci s'efforce à obtenir le plus grand produit avec le moins possible d'hommes et de terre. Par l'extension que ce genre d'opérations procure à la population et à la culture des autres peuples, un tel commerce doit naturellement aller toujours en croissant. Aussi, chaque année l'Angleterre importe-t-elle une plus grande quantité de produits bruts qu'elle n'en renvoie ma nufacturés; ce qui grossit ainsi annuellement la somme numérique de ses importations et de ses exportations, à l'indicible satisfaction de ses spéculateurs politiques. »

« En résultat, l'Angleterre travaille donc continuellement à multiplier, chez ses rivaux, les hommes et les

produits bruts, les deux principaux élémens de richesse et de puissance qui ont toujours fini par assurer le commandement au peuple qui les a possédés, et qui, dans tous les temps, ont décidé, en dernier ressort, du destin des nations. >>

<< Il en est de la marche de l'industrie, chez une nation foncièrement riche, mais épuisée par de longues guerres ou des désordres intérieurs, comme d'une substance chimique privée du principe avec lequel elle a le plus d'affinité. Plus elle s'en trouve dépouillée, plus elle le saisit avec avidité, jusqu'à ce qu'elle s'en soit saturée et qu'elle arrive au degré de combinaison déterminé par la nature. C'est avec cette avidité dévorante que l'industrie française reprendra infailliblement, au premier intervalle de paix, ce que la guerre et la révolution lui ont fait perdre, tandis que celle de ses rivaux, surchargée de capitaux au-delà de ce qu'elle en peut contenir dans le cours naturel des choses, est au point où commencent le ralentissement et le déclin. »

<< Mais le plus grand écueil que la France ait à redouter, c'est de prétendre marcher sur la même route qu'a suivie l'Angleterre. L'orgueil national, la rivalité si ancienne entre les deux peuples, de vieux préjugés fortement enracinés, de fausses idées de gloire et de puissance, enfin ce désir ambitieux qui entraîne vers les entreprises les plus difficiles, et qui donne un attrait aux succès les moins probables, porteront peut-être le gouvernement et même les particuliers à tourner l'industrie et les capitaux vers la marine et le commerce étranger, tandis que l'ordre naturel et l'intérêt bien entendu les appellent si puissamment à l'intérieur. C'est à la réparation des routes, à la restauration des monnaies, au rétablissement de tous les moyens de circulation intérieure que le gouvernement doit concentrer tous les instrumens qui sont à sa disposition. C'est à l'amélioration des terres, aux manufactures et au

commerce fondés sur la consommation nationale que les particuliers devront, par préférence, employer tout le capital qu'ils pourront épargner; que le marché intérieur, le plus avantageux de tous, sans comparaison, soit ouvert de toutes parts et agrandi dans tous les sens; que rien n'entrave ni ne retarde l'activité et les mouvemens, et qu'aucune portion de travail ou de capital, qui pourrait conduire à l'étendre, ne soit pas, de long-temps, détournée à d'autres usages. Gardons-nous de laisser une source inépuisable de richesses que la nature bienfaisante a placée dans nos mains, pour courir après une chimère qui, pendant bien des années encore, fuira devant nos poursuites. Laissons cette fausse et illusoire prospérité au peuple auquel elle est inévitablement nécessaire, et n'éludons pas le vœu de la nature qui s'est montrée bien autrement libérale envers nous. Il est pour les peuples, comme pour les individus, une division de travail et d'industrie déterminée par les circonstances particulières de chacun d'eux, et qui tourne à l'avantage universel des sociétés. Suivant le principe salutaire de Smith, ne faisons pas comme ce laboureur qui quitterait ses travaux pour faire lui-même ses habits et pour transporter lui-même ses denrées, dans la vue de profiter de ce gain sur le voiturier et sur le tailleur. Les marchandises, produits de l'Inde et de l'amérique ont encore plus besoin du consommateur que celui-ci n'a besoin d'elles (1). »

L'expérience, acquise par quarante années d'épreuves et d'observations, donne à ces conseils un caractère en quelque sorte prophétique. C'était en 1794, et dans l'exil, que M. le comte Garnier les adressait à sa patrie, et l'on ne peut qu'admirer encore leur profonde et étonnante sagacité. Le seul point sur lequel leur judicieux auteur ait peut-être erré, c'est la supposition que les produits de

(1) Préface de la traduction des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations d'Adam Smith, par Germain Garnier.

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