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temens, et les discussions orageuses élevées au sein des Chambres législatives ont pu fournir à cet égard de moyens suffisans d'appréciation, en même temps qu'ils servaient de triste démonstration pratique aux vues que nous avons émises sur les causes de l'indigence et sur les effets des révolutions politiques amenées par ces mêmes

causes.

Au sujet des événemens de Lyon, M. le comte d'Argout, ministre du commerce, disait à la Chambre des Pairs (1): « Rappelons-nous, messieurs, ce que nous avons tous prévu et annoncé, ce que nous tairons, ce que nous disions tous long-temps avant la révolution de juillet et au moment qu'éclata en Angleterre la crise commerciale de 1823. On prédisait que cette crise ferait le tour du monde. Nous entendimes même un ministre que devait flatter cette apparence de prospérité matérielle, reprocher à la spéculation ses efforts exagérés, et, à l'exemple de lord Liwerpool, accuser l'esprit d'industrie d'un vertige qui l'exposait à de tristes mécomptes. N'oublions pas que, dès lors, il fut démontré que la production fabriquée avait excédé ses besoins d'une manière alarmante. Aussi arriva-t-il que si les ouvriers travaillaient encore, soutenus par le patriotisme des manufacturiers, ceux-ci n'eurent bientôt plus en mains d'autres valeurs que les produits mêmes qui avaient remplacé leurs valeurs en portefeuille, et que l'on fut obligé de prêter à la production ce que la vente ne remboursait plus. >>

« C'est dans cet état de choses que la révolution vint surprendre le pays, révolution dont le principe, quelque généreux, quelque légitime qu'il fût, devait amener les conséquences inévitables de toute crise politique, celle de de resserrer les capitaux, de suspendre la consommation et d'interrompre le travail. »

(1) Séance du 17 décembre 1831.

« Il faut renoncer à trouver, dans l'hypothèse d'une augmentation d'impôts, la cause d'une détresse qui a déjoué momentanément les calculs prévoyans et réparateurs de l'administration. Demandez-en compte, avant tout, aux grandes découvertes qui se sont pressées dans l'histoire du genre humain, depuis un demi- siècle, et dont le double effet est d'augmenter la production industrielle et de simplifier les agens de la production, de multiplier les produits et d'augmenter tous les genres de concurrence. Il y a dans ces quatre points de vue plus de motifs qu'il n'en faudrait pour expliquer une crise plus grave que celle que nous venons de traverser. »

<< Rappelons-nous tant de provocations menaçantes dirigées contre la propriété, soit à l'aide de théories folles qui ont aussi leurs missionnaires, soit au moyen de quelques actes de violence destinés en quelque sorte à servir d'essais. >>

Il est remarquable que le ministre ait dû tenir, à son tour à la Chambre des Pairs de France, le même langage que lord Wellington avait fait entendre peu de temps auparayant à la Chambre des Lords d'Angleterre, justifiant ainsi pleinement l'un et l'autre le mot célèbre de l'un des ministre de la restauration (1). « La France produit trop. >> Cri prophétique qui souleya alors si violemment l'opposition radicale, comme en Angleterre elle s'était élevée contre les paroles de lord Liwerpool, parce que dans l'un et l'autre pays, le radicalisme entrevoyait sans doute, à la suite de la crise commerciale, la crise politique objet de

tous ses vœux.

Dans la séance du 18 décembre 1834, un député (M. Pagès), répondant au président du conseil, s'exprimait en ces

termes :

<< Il ne s'agit plus de savoir comment seront formulées

(1) M. le comte Corbière, ministre de l'intérieur. Cet homme d'état appliquait ces paroles à l'excès de la production industrielle.

quelques libertés nécessaires. Pour la société, une question de vie ou de mort, qui domine tous nos débats, ce n'est plus l'ordre politique, c'est l'ordre social remis en problème. Des villes s'insurgent pour secouer le fardeau des impôts; des villes sont poussées à l'insurrection par la famine: ici le travail manque, là le salaire n'est plus en rapport avec le travail, ce n'est plus l'opinion qui groupe l'émeute, c'est la misère qui pousse à la révolte. »

« Les prolétaires de la Grande-Bretagne s'accroissent chaque jour, et malgré la taxe des pauvres, la sécurité du gouvernement est souvent remise en question par des émeutes. Quand un manufacturier a mal ou trop produit, il cesse de produire, parce que sa marchandise est sans débit et ses capitaux épuisés. Quand le capitaliste ne peut compter, je ne dis pas sur la paix, parce que la paix est un vain mot, mais sur un ordre de choses, il refuse de livrer ses capitaux à la merci des événemens. Alors l'ouvrier sans pain reflue sur la place publique. Il ne voit devant lui que l'oisiveté et la misère. La moralité du travail est remise en problème, parce que la morale qui ne conduit pas au bien-être, n'est pas moins une vertu, mais cesse d'être une vertu politique. »

« Le peuple voit partout la main de l'autorité. C'est après elle qu'il murmure, et la misère passe vite du mécontentement à la misère, parce que la misère n'a pas le temps d'attendre. Le 26 juillet, les fabricans, alarmés par les ordonnances de Charles X, jetèrent leurs ouvriers sur le pavé, et le 29 le trône fut brisé. Le 21 novembre, les fabricans refusèrent aux ouvriers de Lyon un tarif et du travail, et le 23 l'autorité fut méconnue dans la seconde ville de France. >>

A Bordeaux, un journaliste homme de talent (M. Fonfrède), écrivait à la même époque :

« Le commerce de notre ville, comme celui de toute la France, sent, par l'effet d'une intime conviction, qu'aucune

grande action industrielle n'est possible quand la confiance est à chaque instant ébranlée; que le commerce ne peut vivre sans stabilité, sans force dans les pouvoirs sociaux. La confiance et l'activité commerciale une fois anéanties, le sort des classes pauvres, des classes ouvrières, est devenu nécessairement affreux, les salaires sont inévitablement réduits ou supprimés. »

<< Voyez ce qui se passe à Bordeaux depuis un an. Aussitôt que la politique intérieure nous laisse un moment de tranquillité, chacun croit toucher enfin au terme de ses maux et se dispose avec ardeur au travail. Mais tout à coup une nouvelle crise survient : à l'instant le commerce s'éteint, les achats cessent, les ordres sont contremandés, l'espoir du travail s'évanouit et la misère plane de nouveau, pâle et dévorante, sur toutes les classes industrieuses de notre cité désolée. »

Ce serait une tâche à la fois trop longue et trop pénible d'avoir à enregistrer toutes les émeutes populaires, tous les attentats à la propriété, toutes les violences contre les personnes dont Paris et presque toutes les contrées du royaume ont été le théâtre depuis la révolution de 1850, et qui, presque tous, ont eu pour cause ou la misère populaire, ou la haine des masses immorales et ignorantes contre tout ce qui rappelait à ses yeux la supériorité du rang et de la fortune, la religion et les barrières destinées à préserver l'ordre social. Nous laissons à d'autres écrivains le soin de former un pareil tableau, d'où cependant aurait ressorti la preuve incontestable que les causes de la misère et des révolutions soudaines sont étroitement liées entre elles, ou plutôt qu'elles n'ont qu'une même origine, l'application de l'égoïsme matérialiste à l'industrie et à la civilisation. Mais, du moins, nous rapporterons quelques faits qui pourront faire apprécier les maux infinis que les commotions sociales répandent toujours sur ces mêmes classes ouvrières qui servent d'instrumens pour les effectuer.

Suivant M. Saulnier fils, ancien préfet de police de Paris, les émeutes de 1850 et 1831 ont causé l'éloignement de cette ville de 12,074 personnes riches, et 1,900 boutiques sont restées sans locataires (1). En calculant chaque loyer de ces dernières à 1,000 fr. seulement, il en serait résulté, pour les propriétaires de maisons, une perte annuelle de 1,900,000 fr., sans compter celle qu'ont éprouvée les maîtres d'hôtels garnis.

En supposant que chacune des 12,074 personnes riches qui ont fui Paris ne dépensât annuellement que 10,000 fr, il s'ensuivrait que 120,740,000 fr. par an auraient été perdus pour cette ville.

- D'après M. le comte Alexandre de Laborde (2), la dépense moyenne de chaque ouvrier à Paris, avant 1814, ne dépassait pas 600 fr.; en 1826 elle s'était élevée à 754 fr. (3). A cette dernière époque, la dépense moyenne de chaque habitant de Paris était évaluée à 1,020 fr. par an. Depuis la révolution de Juillet, elle n'est plus que de 900 fr., et celle de l'ouvrier a rétrogradé dans une proportion encore plus grande. L'aisance de cette ville est donc diminuée de 80,000,000 par année.

Les mêmes résultats se sont fait sentir dans presque toutes les parties du royaume, et particulièrement dans les villes industrielles.

<«< Hélas! s'écriait en 1851, un publiciste philantrope (4), il n'y a plus aujourd'hui qu'un cri dans la France entière : la misère universelle. C'est par millions qu'il faut compter le nombre des mendians qui couvrent aujourd'hui la surface de la France. Voici ce que dit le Propagateur du

(1) Revue européenne. D'autres écrivains portent à 75,000 le nombre des personnes qui ont quitté Paris depuis la révolution de Juilict.

(2) Paris municipe.

(3) La dépense moyenne de l'ouvrier à Londres n'est que de 60ɔ fr. par an et à Vienne un peu plus de 640 f.

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(4) Gazette de France, 20 décembre 1831.

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