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leur attribuer exclusivement la propagation de la misère réelle qui n'est guère que l'effet de l'impuissance ou du défaut de travail, suites, elles-mêmes, d'une surabondance de population ouvrière. Il est évident que le régime qui concentrait la propriété dans les établissemens ecclésiastiques de main-morte, tels que les couvens et abbayes, ou dans la noblesse par les substitutions, n'était nullement propre à développer le principe de la population. Il faut donc chercher ailleurs des causes plus actives et plus efficaces.

Si l'on admettait que les aumônes du clergé et l'asile offert par les hôpitaux fussent une des causes premières de l'indigence des classes ouvrières dans cette province, comment pourrait-on se rendre compte de l'accroissement que la classe indigente a éprouvé depuis 1789? La suppression des ordres religieux, la confiscation et la vente de leurs biens, la suppression des dîmes et des droits féodaux, et enfin la spoliation des revenus des établissemens charitables datent déjà de près de 40 ans, et, depuis ce temps, une et, même, deux générations nouvelles se sont élevées, qui n'ont pu conserver que bien confusément le souvenir et la tradition des anciennes aumônes distribuées par le clergé et les hospices. La population prolétaire, ainsi renouvelée, a trouvé dans la vente et le morcèlement des biens ecclésiastiques et des émigrés un vaste champ de travail. Successivement la découverte de la vaccine et les progrès de l'hygiène publique ont rendu la population moins sujette aux infirmités qui amènent l'impuissance de travailler. Enfin les nouvelles manufactures établies en si grand nombre depuis la révolution, offraient de l'ouvrage à une immensité de bras ; et cependant, lorsque la population, malgré des guerres longues et sanglantes, s'est accrue de 154,701 individus, le nombre des indigens s'est augmenté de 45,453. Tandis que la culture des terres, favorisée par l'exploitation morcelée des biens de main

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morte et par une plus grande division de la propriété, a profité de tous les procédés économiques que la science a introduits dans l'agriculture, au point que la Flandre produit aujourd'hui tout ce qu'il est possible d'obtenir et d'espérer du sol le plus fertile, beaucoup de journaliers sont occupés seulement une partie de l'année, et leur salaire ne suffit plus aux besoins de leurs familles. Lorsque la Flandre, enfin, a vu de vastes manufactures se créer sur tous les points de son territoire, un nombre infini d'ouvriers demeurent sans emploi.

Ce n'est donc pas aux aumônes prodiguées jadis par la charité religieuse qu'il faut attribuer l'accroissement excessif de l'indigence dans le département du Nord. Il n'est guère permis de supposer que la masse de pauvres qui recevait ces secours, eût continué de former une sorte de peuple à part, constamment livré à l'abrutissement et à l'ignorance, et enclin à se multiplier comme les mendians, les sauvages ou les peuples naissans.

Il est bien plus raisonnable de reconnaître que dès 1789 il existait, dans cette contrée, un excédant de population ouvrière, lequel, depuis la révolution, a dû s'augmenter par la réunion des diverses causes qui ont secondé le principe général de la population et donné une extension indéfinie à l'industrie manufacturière. Il ne faut pas perdre de vue que dans le département du Nord se trouvent, depuis long-temps, des filatures et fabriques de coton dont les produits égalent, aujourd'hui, ceux du reste du ceux du reste du royaume, et nous avons fait remarquer les effets de cette branche d'industrie sur la marche du paupérisme. C'est aussi dans ce pays que les doctrines de l'économie politique anglaise ont reçu leur principale application en France par l'introduction des machines et du monopole de l'industrie. Il a joui, le premier, des prétendus avantages de la civilisation matérielle moderne on ne peut être surpris qu'il recueille le premier, aujourd'hui, les fruits amers de ce

système, la lèpre du paupérisme et toutes ses conséquences.

Notre opinion, sur ce point, acquiert une grande force, non seulement de ce qui se passe en Angleterre, mais de la situation des provinces du royaume des Pays-Bas limitrophes du département du Nord.

Dans ces provinces, tout est à peu près identique avec la Flandre française; même configuration planimétrique du terrain, même agriculture, même système d'industrie, même population relative au territoire, et aussi même population indigente. Là, des causes analogues ont amené aussi un surcroît de population ouvrière que l'on ne songe point à contester ni à déguiser, et auquel on s'occupe de donner des débouchés, du travail et une meilleur existence par des moyens que nous aurons occasion de faire connaître avec détail dans la dernière partie de cet ouvrage.

Telles sont donc, suivant nous, les causes réelles qui ont amené et propagé l'indigence au sein d'une portion si nombreuse des habitans du département du Nord.

Quant à celles qui perpétuent cette misère, elles sont plus faciles à apercevoir et à indiquer.

Et d'abord, s'il est reconnu qu'il existe dans cette province un nombreux excédant de population ouvrière sans emploi, et un principe qui tend sans cesse à l'augmenter, on trouverait déjà dans ce seul fait une source permanente et progressive de misère. Si l'on réfléchit ensuite à l'immoralité profonde de la classe indigente, à la dégradation de son intelligence, à ses habitudes invétérées de débauches et d'intempérance (1), et à son défaut absolu

(1) Voici ce qu'on lit, à cet égard, dans la statistique de M. Dieudonné, préfet du Nord: « Je me garderai bien de ranger au nombre des récréations innocentes l'habitude coupable où sont, dans les villes surtout et leurs environs, une partie des artisans, et, en général, les manouvriers, d'aller boire régulièrement chaque jour une forte portion du produit de leur travail. La démoralisation, sous ce point de vue, paraît être parvenue au comble dans le département qui compte plus de villes et de grandes

d'ordre et d'économie, suite inévitable des doctrines quiexcitent l'homme à multiplier toutes les jouissances maté–.

communes qu'aucun autre. Parmi ces habitués du cabaret, l'ivresse est presque continuelle. Il n'est pas rare de voir, dans les fabriques de Lille, des ouvriers n'y venir travailler que trois jours de la semaine; les quatre autres se passent à boire : on conçoit les tristes résultats d'un pareil déréglément. >>

« D'un autre côté, la malheureuse habitude à laquelle sont généralement livrées les femmes de la classe la moins aisée, à la ville et à la campagne, de boire de l'eau-de-vie, et de prendre chaque jour leur café, une fois au moins, et souvent deux, achève d'absorber le peu de ressources qui restent à l'entretien du ménage. De là le spectacle révoltant d'enfans abandonnés si souvent, par bandes de trois et quatre, à la merci de la chaité publique.

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« Je ne dois pas oublier l'usage immodéré des liqueurs fortes, de celui du genièvre surtout (eau-de-vie de grain), autre source de ruine pour la classe du peuple. Cette liqueur perfide, presque toujours mêlée d'ingrédiens dangereux et corrosifs, entre autres d'acide vitriolique, est malheureusement, par la modicité de son prix, trop à portée des gens les moins aisés. Aussi, son usage s'est-il répandu d'une manière effrayante. La fabrication (qui en était prohibée avant la révolution) comptait, sur la fin de l'an IX, soixante-une brasseries dans le seul département du

Nord. »

« C'est dans les manufactures, surtout dans la classe des gens de métier et de journaliers, que les effets désastreux de cet usage sont les plus sensibles. »

« Le rachitis, très fréquent chez les ouvriers à Lille, trouve sa cause dans une occupation toujours renfermée et sédentaire. Cette maladie est héréditaire. »

Les mêmes penchans à l'ivrognerie se font remarquer dans d'autres villes manufacturières. A Nantes, il existe deux faubourgs appelés la Ville en bois, et la Ville en pierre, où les ouvriers vont tous les soirs, mais particulièrement les dimanche et le lundi, dépenser en boissons le fruit du travail du jour ou les épargnes de la semaine. L'on y boit à tant par heure. Moyennant 1 fr., un ouvrier peut boire autant qu'il le peut durant l'espace d'une heure. On peut se figurer à quels excès ils se livrent en ce genre.

Ces habitudes si immorales et si funestes à la santé et à l'aisance des ouvriers règnent, en général, dans tous les pays manufacturiers. Il paraît que les ouvriers enfermés pendant toute une journée dans une atmosphère viciée par la chaleur, la respiration d'un grand nombre d'individus et les légers atomes qui s'échappent du coton, éprouvent un grand besoin de liqueurs spiritueuses. Montesquieu pense que dans les climats froids

rielles de la vie ; si l'on songe à la multiplicité des mariages précoces formés sans nulle prévoyance de l'avenir; à l'absence d'institutions propres à protéger l'enfance et la vieillesse des ouvriers; à l'indifférence de la plupart des notabilités industrielles pour l'amélioration morale et physique des individus qui travaillent à les enrichir ; à l'insuffisance presque constante des salaires, effets nécessaires de l'emploi des machines et de la concurrence continuelle des bras offerts au travail, qui rend les ouvriers absolument esclaves des entrepreneurs d'industrie. Si l'on envisage la direction donnée à l'industrie manufacturière, et les principes d'égoïsme et de cupidité qui dominent dans la plupart des spéculateurs; si l'on suppute, disons-nous, toutes ces tristes causes de la pauvreté, on comprendra comment l'indigence se perpétue et s'étend dans une province citée pour son apparente prospérité matérielle.

ces liqueurs sont nécessaires et convenables à la santé, et qu'une loi qui défendrait aux peuples du nord de boire, serait nuisible. « L'ivrognerie, dit-il, se trouve établie par toute la terre, dans la proportion de la froideur et de l'humidité du climat. Passez de l'équateur jusqu'à notre pôle, vous y verrez l'ivrognerie augmenter avec les degrés de latitude; passez même équateur au pôle opposé, vous y trouverez l'ivrognerie aller vers le midi, comme de ce côté-ci elle avait été vers le nord: un Allemand boit par coutume, un Espagnol par choix. » (Esprit des lois.)

du

Nous ne savons si la médecine moderne admettrait les raisons physiques que le grand écrivain donne de cette loi de climat : si, en effet, comme il le suppose, l'usage du vin faisait coaguler le sang des peuples du midi, tandis que chez les peuples du nord où l'on est plein d'humeurs, les liqueurs fortes donnent au sang un mouvement salutaire ; mais il est évident que l'usage du vin n'entraîne pas nécessairement l'ivrognerie, qui en est l'abus et l'excès. Celle-ci est le fruit d'une intempérance grossière qui remplace, chez le pauvre façonné par le matérialisme, les jouissances sensuelles .: plus délicates que se procurent les épicuriens plus riches ou plus aisés. C'est la conséquence relative d'un même système de civilisation. Du reste, assertions de Moutesquieu, sur cette prétendue loi de climat, ne peuvent être considérées comme absolues. Il est connu que les Péruviens, les Brésiliens et plusieurs peuples sauvages, habitans de la zône torride, aiment avec passion les liqueurs fortes, et en font un usage excessif, lorsqu'ils trouvent à s'en procurer.

les

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