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Si l'on cherchait à comparer la situation actuelle des classes pauvres du département du Nord avec celle où elles se trouvaient, vers la fin du règne de Louis XVI, dans les deux généralités de la Flandre et du Hainaut, le rapprochement ne saurait être favorable à l'époque actuelle.

Sans doute, depuis la révolution de 1789, les classes inférieures ont acquis en masse plus d'aisance et de bienêtre; mais les individus, devenus plus nombreux, n'ont pu prendre une part égale au splendide festin de l'indemnité accordée, aux dépens du clergé et des grands propriétaires, à la multitude qui n'avait jusqu'alors vécu que de son travail. On sait que les habiles politiques du temps ont pris soin de s'en réserver une trop large rémunération pour que tous les pauvres pussent en avoir même quelques miettes. Dans les localités où la grande propriété s'est fort divisée, l'accroissement rapide de la population a maintenu l'inégalité relative de la richesse et de l'aisance. Aussi, malgré la révolution et nécessairement par l'effet de la révolution même, il s'est trouvé des pauvres en plus grand nombre encore qu'au temps des couvens et des abbayes, avec cette différence toutefois qu'il n'existe plus pour eux de ces aumônes abondantes qui pouvaient peut-être faire naître des mendians, mais qui du moins les nourrissaient, ainsi que le remarque un profond publiciste (1). D'un autre côté, les dotations charitables avaient disparu en grande partie. Les nouveaux enrichis ne se montrent pas disposés à remplacer, dans leurs aumônes, les corporations religieuses ni les seigneurs de paroisse. Le fardeau de l'indigence, jadis supporté et soulagé par la religion, est donc tombé de tout son poids sur l'administration publique et sur la charité particulière.

Ces fatales conséquences ne peuvent être bien appré

(1) M. le vicomte de Bonald.

ciées que par les administrateurs appelés, par leurs devoirs et par leur conscience, à chercher les moyens de changer, ou seulement d'améliorer la situation des pauvres dans une contrée où la misère s'est étendue et enracinée d'une manière si vivace.

Que d'obstacles, en effet, ne doit-on pas s'attendre à rencontrer lorsqu'il s'agit de procurer un débouché à une population ouvrière exubérante, abrutie par l'ignorance, la débauche, la misère et le joug industriel? Ce débouché est impossible à trouver dans le pays même. Serait-ce l'agriculture? Mais la Flandre française n'offre plus de terrain qui puisse occuper de nouveaux bras: il n'y existe que 4,030 hectares de marais susceptibles peut-être d'un desséchement avantageux; c'est la seule partie du territoire dont l'agriculture ne se soit pas encore rendue maîtresse, Mais, quand les obstacles qui s'opposent à sa mise en valeur seront levés, il est probable que cette conquête sera rapidement consommée, et n'offrira à une faible partie de la population agricole, et sur quelques points seulement, qu'une ressource passagère. Les procédés agronomiques tendent enfin à devenir de plus en plus économes de la main-d'œuvre. L'agriculture ne laisse donc espérer aucune nouvelle demande de travail pour la classe indigente.

Serait-ce l'industrie ? Mais les manufactures les plus importantes, et surtout les filatures de coton, sont plutôt dans une situation stationnaire et rétrograde que susceptibles d'accroissement : la concurrence exige que les machines à vapeur et les procédés économiques s'y substituent chaque jour davantage aux bras des ouvriers. Les fabriques de betteraves sont les seules qui puissent promettre des progrès, si les circonstances protègent cette belle industrie nationale; mais le nombre en sera nécessairement borné, et elles occupent peu d'ouvriers. Les manufactures n'offrent donc, dans l'avenir, aucune augmentation de

ressources pour l'excédant de la population prolétaire. Restent le commerce extérieur et les travaux publics. Quant au commerce, l'expérience prouve journellement que les habitans du littoral sont seuls disposés à prendre part aux expéditions maritimes qui, d'ailleurs, sont interdites aux femmes, aux vieillards et aux enfans. Les travaux des routes, des canaux et des fortifications donneraient sans doute de l'occupation aux pauvres valides, si le système des entreprises et des concessions particulières pouvait se concilier avec l'établissement de vastes ateliers de charité; mais, dans tous les cas, ce ne serait qu'un soulagement local et passager, sur lequel on ne saurait asseoir la base d'aucune amélioration générale et durable.

Il demeure donc démontré que le département du Nord ne possède en lui-même aucun autre moyen que la charité publique, la bienfaisance privée, ou la taxe des pauvres, pour garantir l'existence d'une population superflue, qui s'élève à 163,455 individus. Dans cette contrée, l'équilibre est visiblement rompu entre la population ouvrière et la demande de travail, entre le travail et la suffisance des salaires, entre la production et la consommation. Le travail n'est pas accompagné d'intelligence et de moralité; ce qui s'oppose à une émigration avantageuse. La contrainte morale, ou l'abstinence du mariage, que recommande Malthus, est totalement méconnue. La classe ouvrière, en ce pays, est donc parvenue à l'une de ces situations extrêmes prévues par le célèbre professeur d'Edimbourg, et dans lesquelles les obstacles au principe de la population ne se composent plus que de vices et de malheur.

Des faits aussi remarquables et aussi alarmans ne pouvaient être inaperçus par l'administration publique. De sérieuses observations furent adressées, sur cet objet, au gouvernement, dans le courant de 1828, par le préfet, auquel était alors confié le département du Nord. On nous

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pardonnera sans doute de placer ici l'extrait suivant des rapports de ce magistrat.

<< Dès qu'il fut constaté, aux yeux de l'observateur attentif, qu'il existait, dans cette partie de la France, un excédant de population ouvrière (auquel l'agriculture et l'industrie n'offrent plus désormais aucun moyen assuré de travail et d'existence, et que l'on doit considérer comme l'un des maux énormes produits par un excès de civilisation matérielle et par les autres causes immédiates ou éloignées de l'indigence), il devenait urgent de rechercher les voies les plus sûres d'améliorer, pour le présent et pour l'avenir, sous les rapports de l'instruction, de la morale et de la situation physique, le sort de cette population infortunée. »>

<< Pour la génération présente, les mesures susceptibles d'être promptement adoptées (et malheureusement la plupart ne peuvent être que des palliatifs et non des mesures efficaces) se réduisent à celles-ci: »>

<«< 10 Une meilleure administration des secours publics, à l'aide de laquelle on pourra étendre les soulagemens donnés à la vieillesse, aux infirmités et à l'enfance abandonnée. »

«< 2o La formation de caisses d'épargnes et de prévoyance, et une disposition législative qui oblige tous les chefs de manufacture à les établir et les ouvriers à s'y soumettre lorsque le taux des salaires le permettra. >>

«< 3o La répression de l'ivrognerie, par la privation des secours accordés par la charité publique, ou par l'élévation des droits perçus sur les boissons fortes débitées dans les cabarets; interdire la fabrication et la vente, dans les cabarets, de l'eau-de-vie de grains dite genièvre, ou du moins en surveiller sévèrement la confection. >>

«< 40 L'amélioration de l'hygiène publique par une organisation plus complète du service de santé des indigens; la suppression graduelle des caves et autres habitations

malsaines; l'agrandissement de quelques villes fortifiées, dont l'enceinte, comme à Lille, se trouve évidemment trop resserrée pour la population; l'obligation imposée aux chefs des manufactures de se conformer à des réglemens qui pourvoiraient à la salubrité des ateliers; enfin, la création de conseils de salubrité et l'établissement, dans le chef-lieu du département, d'une école secondaire de médecine et d'un cours complet d'accouchement. »

« 5o La propagation de l'instruction morale, religieuse et industrielle; la création, à cet effet, d'une école normale d'instituteurs dignes de confiance, et une surveillance attentive exercée sur le régime intérieur des manufactures. >>

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<< 60 L'expulsion hors des frontières des indigens et mendians étrangers au royaume, et le renvoi dans leurs départemens et leurs communes de ceux qui ne sont pas légalement domiciliés. >>

«70 Des mesures répressives de la mendicité dans toutes les communes où l'on aura pu offrir un asile aux indigens infirmes et du travail aux valides. »

«< 8° La suppression de la loterie, celle des impôts qui pèsent directement sur la classe pauvre et ouvrière, et une meilleure organisation des monts-de-piété. »

«< 90 Enfin, la création de colonies agricoles dans les landes de Bretagne et de Gascogne. »>

:

<< Parmi les diverses mesures que l'on vient d'indiquer, celles qui sont purement du ressort de l'autorité départementale ont été prises immédiatement des comités de vaccine, des conseils de salubrité ont été établis dans tous les arrondissemens; des propositions ont été faites au conseil général pour la création d'une école de médecine, d'un cours pratique d'accouchement, pour la formation d'une école normale d'instituteurs, ainsi que pour la fondation, dans chaque sous-préfecture, d'une maison de travail et de refuge : des réglemens ont également été pu

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