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dispositions d'esprit qu'elle attribue aux apôtres, cette même objection a le malheur d'être en contradiction absolue avec les faits. Qu'est-ce donc que les scènes où ces mêmes apôtres ont vu Jésus marcher sur les eaux ou bien se transformer en être céleste projetant un éclat éblouissant, conversant avec Moïse et Élie qui sont venus le rejoindre ? Qu'est-ce que la scène de la Pentecôte et cette glossolalie1 qui joua un si grand rôle dans les manifestations de la piété chrétienne aux temps apostoliques, si ce n'est autant de preuves irrécusables de l'état d'exaltation très prononcée des premiers chrétiens et de leurs directeurs? Pierre ne parle-t-il pas (Act. II, 17) des « visions et des songes » qui signaleront aux derniers temps (les siens) l'effusion du SaintEsprit sur les serviteurs et les servantes de Dieu ? N'eutil pas lui-même son extase de Césarée (Act. X, 9-20), où il serait plus que difficile de trouver les marques d'un fait matériel et où il crut recevoir la révélation qui lui permit de baptiser une famille de payens convertis ? Philippe n'a-t-il pas aussi sa vision (Act. VIII, 26)? Et Paul ne parlait-il pas sans la moindre fausse honte de ses visions fréquentes 2? La réalité est au contraire que l'Église primitive, à commencer par ses chefs, vécut dans un état de surexcitation du sentiment religieux qui

1 La glossolalie ou le « parler en langues » était un langage extatique, inarticulé, confus, que l'on prit souvent pour un parler en langues étrangères (d'où la tournure donnée au récit Act. II, 1-13; mais comp. la signification qui lui est donnée 17-18). Le glossolale était impuissant à énoncer avec suite et clarté les impressions qui bouillonnaient dans son âme. Ce phénomène, très fréquent dans certaines églises, notamment à Corinthe, comme plusieurs autres dus à la première effervescence, disparut graduellement. Il se maintint toutefois encore longtemps parmi les montanistes.

2 II Cor. XII, 1; comp. I Cor. XIV, 18.

rendait la vision extatique très facile et très commune.

On a objecté enfin que si l'on peut admettre chez un individu cette espèce de rêve de l'homme éveillé, tellement absorbé par une pensée-maîtresse qu'il est, comme dans le rêve du sommeil, isolé mentalement de la réalité ambiante et qu'il projette l'objet de cette pensée sur le champ visuel de son imagination, il en est tout autrement lorsque plusieurs personnes réunies voient en même temps la même chose. C'est une autre erreur. Tout dépend de savoir si, dans le groupe supposé, la même idée absorbante remplit les imaginations et fait battre les cœurs. Les huguenots français, persécutés sous Louis XIV, aimaient à se rassembler la nuit sur l'emplacement de leurs temples rasés ou dans une solitude pour écouter les anges qui chantaient au ciel leurs vieux psaumes si religieux, aux mélodies si graves. Il y a des extases de l'ouïe comme il y en a de la vue. Et il ressort de quelques récits qui nous en sont parvenus que des groupes entiers entendaient le même psaume, suggéré probablement par quelque fidèle qui avait commencé par murmurer les premières paroles ou les premières notes, par exemple : « A toi, mon Dieu, mon cœur monte », ou bien : « Qui sous la garde du grand Dieu — Pour jamais << se retire, etc. », ou bien encore par une belle nuit: <«< Les cieux en chaque lieu De la gloire de Dieu << Instruisent les humains, etc. » Il serait trop long et

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1 Voir comme spécimen la déposition d'Isabeau Charras à Londres, 5 Mars 1707, dans le Théâtre sacré des Cévennes, éd. de Londres, même année. « Encore que beaucoup de gens se soient moqués des <«< chants de psaumes qui ont été entendus en beaucoup d'endroits << comme venant du haut des airs, je ne laisserai pas d'assurer ici << que j'en ai plusieurs fois ouï de mes propres oreilles. J'ai entendu << plus de 20 fois cette divine mélodie en plein jour et en compagnie << de diverses personnes dans des lieux écartés de maisons où il n'y

en dehors de notre étude spéciale de nous étendre sur ce chapitre des visions et des hallucinations partagées en même temps par une pluralité d'assistants et nous devons renvoyer ceux qui désireraient étudier cet ordre de phénomènes d'extase collective aux spécialistes français et anglais qui s'en sont occupés. Physiologiquement et en tenant compte de l'ébranlement simultané des systèmes nerveux, on pourrait comparer ce phéno

<«<< avait ni bois, ni creux de rochers, et où en un mot il était absolu<<ment impossible que quelqu'un fust caché. On avait bien considéré << tout et ces voix célestes étaient si belles que les voix de nos << paysans n'étaient assurément point capables de former un pareil «< concert... Et même il y a une circonstance qui marque nécessai«rement le prodige. C'est que tous ceux qui accouraient pour en<< tendre n'entendaient pas tous. Du moins plusieurs protestaient qu'ils n'entendaient rien; pendant que les autres estaient charmés « de cette mélodie angélique. Je me souviens particulièrement << d'avoir ouï distinctement les paroles des Commandements, Lève le « cœur etc. et du Ps. 91, Qui sous la garde du haut Dieu etc. »

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Il est clair qu'il ne faut pas mettre sur la même ligne les ouvrages provenant d'une étude méthodique et scientifique des phénomènes et ceux qui sont écrits dans une arrière-pensée de propagande et ne distinguent pas entre la vision et la réalité de son objet. Nous citerons parmi les ouvrages sérieux celui de Brierre de Boismont, déjà ancien, Des Hallucinations, histoire raisonnée des apparitions, des visions, des songes, de l'extase etc. Paris, 1859, 2me éd. A la page 228 on lit la description de la vision collective d'un bataillon français en Calabre pendant les guerres du second empire. On peut lire aussi en anglais les Phantasms of the Living de MM. F. W. H. Myers et F. Wedmore dans les publications de la Society for psychical Researches, Londres, 1886. Il n'entre nullement dans mon intention de mettre les scènes de vision qu'on y peut trouver et qui sont souvent d'un ordre peu élevé en parallèle avec les belles visions des évangiles. C'est le fait psychique seul qu'il s'agit d'établir. Le contenu d'une vision ne peut être que la projection de la pensée intérieure. Si cette pensée est noble et belle, la vision le sera aussi; si elle est mesquine ou baroque, il en sera de même de sa projection. Que l'on compare, par exemple, les visions d'une Marie Alacoque avec celles de Jeanne d'Arc. V. aussi les travaux de M. Richet et de son école.

mène à celui des instruments ramenés au même ton et dont une même corde vibre chez tous à l'unisson, bien que non touchée, lorsque sur l'un d'eux un archet met cette corde en vibration.

Dira-t-on qu'il est pénible de faire reposer tout le glorieux édifice de l'Église chrétienne et de son histoire sur une illusion? L'illusion n'est que relative, et ce jugement lui-même serait illusoire. L'histoire de l'Église ne part nullement du fait matériel de la Résurrection, mais de la croyance des premiers disciples en cette résurrection, et cette croyance à son tour, en vertu de leurs antécédents religieux, était la forme inévitable que devait revêtir chez eux le réveil de la foi antérieure. C'est cette foi qui a fondé l'Église chrétienne. Jésus a triomphé de tous ses ennemis dans le cœur et la conscience des siens, voilà le fait inéluctable. Si les visions des premiers disciples étaient imaginaires quant à la forme, elles n'en contenaient pas moins une haute vérité. Ceux qui comme nous croient à une destinée supraterrestre de l'homme après la mort basent volontiers leur foi sur l'élément prophétique de la nature et de la vie humaines, sur les aspirations de l'homme constitué normalement vers la perfection, vers l'idéal, sur sa soif inextinguible de justice et de vérité, sur son amour du progrès à l'infini, sur l'attrait vers Dieu, idéal vivant, qui se révèle comme une invitation continue à nous unir à lui plus intimement que cela n'est possible dans les conditions de la vie actuelle. En d'autres termes, c'est sur ses sommets, et non dans ses bas-fonds, que la nature humaine prédit sa destinée immortelle. Si les premiers disciples ont cru à la résurrection de Jésus, c'est qu'antérieurement le Fils de l'homme par sa vie avait mis en évidence son immortalité.

CONCLUSIONS

Si les résultats de l'étude qui précède sur la vie de Jésus sont légitimes, il est certain que jamais plus vaste fleuve n'est sorti de source plus exigüe en surface. Trois, tout au plus quatre ans d'enseignement; une vie dont ce qu'on en sait est digne d'une admiration qui captive, mais dont la plus grande partie est restée dans une ombre épaisse; une fin tragique prématurée; pas un mot écrit; pas une institution fondée; quelques paroles et quelques incidents confinés dans la mémoire de quelques hommes simples, ignorants, dominés par des traditions réfractaires au dépôt qui leur était légué; le tout se déroulant au sein d'un petit pays obscur et dédaigné, c'est de là qu'est venu le christianisme et avec lui cette Église chrétienne dont les aberrations et les fautes ne sauraient éclipser l'imposante grandeur, pas plus qu'elles n'ont ruiné sa puissance encore aujourd'hui si grande après bientôt deux mille ans d'existence. Jamais la disproportion de la cause et de ses effets n'a été plus sensible à ceux qui ne savent mesurer ce genre de rapport qu'à l'aune des calculs empiriques. Comme les succès rapides, étonnants aussi, de l'islamisme parti de la Mecque sont plus faciles à comprendre et à

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