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y conduire; car je crains les Dieux, et j'ai appris ce que Jupiter veut qu'on fasse pour secourir les Etrangers.

J'accepte, répondit le vieillard, l'offre que vous me faites avec tant de marques de bonté. Je prie les Dieux de récompenser votre amour pour les étrangers. Allons vers le Temple. Dans le chemin il raconta à Sophronyme le sujet de son voyage: Je m'appelle, dit-il, Aristonous, natif de Clazomène, ville d'Ionie, située sur cette côte agréable qui s'avance dans la mer, et semble s'aller joindre à l'Isle de Chio, fortunée patrie d'Homère. Je naquis de parens pauvres, quoique nobles. Mon père, nommé Polystrate, qui étoit déjà chargé d'une nombreuse famille, ne voulut point m'élever: il me fit exposer par un de ses amis de Teos. Une vieille femme d'Erythrée, qui avoit du bien auprès du lieu où l'on m'exposa, me nourrit de lait de chèvre dans sa maison: mais comme elle avoit à peine de quoi vivre, dès que je fus en âge de servir, elle. me vendit à un marchand d'esclaves qui me mena dans la Lycie. Ce marchand me revendit à Patare, à un homme sage et vertueux, nommé Alcine. Cet Alcine eut soin de moi dans ma jeunesse. Je lui parus docile, modéré, sincère, affectionné, et appliqué à toutes les choses honnêtes dont on voulut m'instruire. Il me dévoua aux arts qu'Apollon favorise il me fit apprendre la musique, les exercices du corps, et sur-tout l'art de guérir les plaies des hommes. J'acquis bientôt une assez grande réputation dans cet art, qui est si nécessaire; et Apollon qui m'inspira, me découvrit des secrets merveilleux. Alcine qui m'aimoit de plus en plus, et qui était ravi de voir le succès de ses soins pour moi, m'affranchit et m'envoya à Damoclès, roi de Lycaonie, qui, vivant dans les délices, aimoit la vie, et craignoit de la perdre. Ce roi, pour me retenir, me donna de grandes richesses. Quelques années après, Damoclès mourut. Son fils,. irrité contre moi par des flatteurs, servit à me dégoûter de toutes les choses, qui ont de l'éclat. Je sentis enfin un violent désir de revoir la Lycie, où j'avois passé si doucement mon enfance. J'espérois y retrouver Alcine, qui m'avoit nourri, et qui étoit le premier auteur de toute ma fortune. En arrivant dans ce pays j'appris qu'Alcine était mort après avoir perdu

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ses biens, et souffert avec beaucoup de constance les malheurs de sa vieillesse. J'allai répandre des fleurs et des larmes sur ses cendres; je mis une inscription honorable sur son tombeau, et je demandai ce qu'étoient devenus ses enfans. On me dit que le seul qui était resté, nommé Orciloque, ne pouvant se résoudre à paroître sans biens dans sa patrie, où son père avoit eu tant d'éclat, s'étoit embarqué dans un vaisseau étranger, pour aller mener une vie obscure dans quelque Isle écartée de la mer, On m'ajouta que cet Orciloque avoit fait naufrage, peu de temps après, vers l'Isle de Carpathie; et qu'ainsi il ne restoit plus rien de la famille de mon bienfaiteur Alcine. Aussitôt je songeai à acheter la maison où il avoit demeuré, avec les champs fertiles qu'il possédoit autour. J'étois bien-aise de revoir ces lieux, qui me rappeloient le doux souvenir d'un âge si agréable, et d'un si bon maître. Il me sembloit que j'étois encore dans cette fleur de mes premières années, où j'avois servi Aleine. A peine eus-je âcheté des créanciers les biens de sa succession, que je fus obligé d'aller à Clazomène. Mon père Polystrate et ma mère Phidile étoient morts: j'avois plusieurs frères qui vivoient mal ensemble. Aussi-tôt que je fus arrivé à Clazomène, je me présentai à eux avec un habit simple, comme un homme dépourvu de biens, en leur montrant les marques avec lesquelles vous savez qu'on a besoin d'exposer les enfans. Ils furent étonnés de voir ainsi augmenter le nombre des héritiers de Polystrate, qui devoient partager sa petite succession: ils voulurent même me contester ma naissance, et ils refusèrent devant les Juges de me reconnoître. Pour punir leur inhumanité, je déclarai que je consentois à être comme un étranger pour eux je demandai qu'ils fussent exclus pour jamais d'être mes héritiers. Les Juges l'ordonnèrent, alors je montrai les richesses que j'avois apportées dans mon vaisseau; je leur découvris que j'étois cet Aristonous qui avoit acquis tant de trésors auprès de Damoclès, Roi de Lycaonie, et que je ne m'étois jamais marié.

Mes frères se repentirent de m'avoir traité si injustement; et dans le désir de pouvoir être un jour mes héritiers, ils firent les derniers efforts, mais inutilement, pour

s'insinuer dans mon amitié. Leur division fut cause que les biens de notre père furent vendus. Je les achetai; et ils eurent la douleur de voir tout le bien de notre père passer dans les mains de celui à qui ils n'avoient pas voulu en donner la moindre partie. Ainsi ils tombèrent tous dans une affreuse pauvreté mais, après qu'ils eurent assez senti leur faute, je voulus leur montrer mon bon naturel : je leur pardonnai, je les reçus dans ma maison, je leur donnai à chacun de quoi gagner du bien dans le commerce de la mer, je les réunis tous: eux et leurs enfans demeurèrent ensemble paisiblement chez moi : je devins le père commun de toutes ces différentes familles. Par leur union, et par leur application au travail, ils amassèrent bientôt des richesses considérables. Cependant la vieillesse, comme vous le voyez, est venue frapper à ma porte; elle a blanchi mes cheveux, et ridé mon visage: elle m'avertit que je ne jouirai pas long-temps d'une si parfaite prospérité. Avant que de mourir, j'ai voulu voir encore une dernière fois cette terre qui m'est si chère, et qui me touche plus que ma patrie même, cette Lycie où j'ai appris à être bon et sage, sous la conduite du vertueux Alcine. En y repassant par mer, j'ai trouvé un marchand d'une des Isles Cyclades, qui m'a assuré qu'il restoit encore à Délos un fils d'Orciloque, qui imitoit la sagesse et la vertu de son grand-père Alcine. Aussi-tôt j'ai quitté la route de Lycie, et je me suis hâté de venir chercher, sous les auspices d'Apollon, dans son Isle, ce précieux reste d'une famille à qui je dois tout. Il me reste peu de temps à vivre la Parque ennemie de ce doux repos que les Dieux accordent si rarement aux mortels, se hâtera de trancher mes jours: mais je serai content de mourir, pourvu que mes yeux, avant que de se fermer à la lumière, aient vu le petit-fils de mon Maître. Parlez maintenant, ô vous qui habitez avec lui dans cette Isle, le connaissezvous ? Pouvez-vous me dire où je le trouverai? Si vous me le faites voir, puissent les Dieux, en récompense, vous faire voir sur vos genoux les enfans de vos enfans jusqu'à la cinquième génération! Puissent les Dieux conserver toute votre maison dans la paix et dans l'abondance, pour fruit de votre vertu! Pendant qu'Aristonous parloit ainsi,

Sophronyme versoit des larmes mêlées de joie et de douleur. Enfin il se jette sans pouvoir parler au cou du vieillard, il l'embrasse, il le serre, et il pousse avec peine ces paroles entrecoupées de soupirs: Je suis, ô mon père, celui que vous cherchez; vous voyez Sophronyme, petitfils de votre ami Alcine, c'est moi; et je ne puis douter en vous écoutant, que les Dieux ne vous aient envoyé ici pour adoucir mes maux: La reconnaissance qui sembloit perdue sur la terre se retrouve en vous seul. J'avois 'ouï dire dans mon enfance, qu'un homme célèbre et riche établi en Lycaonie, avoit été nourri chez mon grandpère: mais comme Orciloque mon père, qui est mort jeune, me laissa au berceau, je n'ai su ces choses que confusément. Je n'ai osé aller en Lycaonie dans l'incertitude; et j'ai 'mieux aimé demeurer dans cette Isle, me consolant dans mes malheurs par le mépris des vaines richesses, et par le doux emploi de cultiver les Muses dans la maison sacrée d'Apollon. La sagesse qui accoutume les hommes

à se passer de peu, et à être tranquilles, m'a 'tenu lieu

jusqu'ici de tous les autres biens.

1venir de, to have just. 2naître. de quoi, wherewith, enough. Bavoir ouï dire, to have heard.

3avoir du bien, to have a property. 5vivre mal ensemble, to disagree. Taimer mieux, to prefer. 8 se passer

de, to dispense with, to be satisfied with. That is the meaning here, but usually se passer de means to dispense with. up for.

tenir lieu de, to make

SECTION III.

THE SAME CONTINUED.

En achevant ces paroles, Sophronyme se voyant arrivé au Temple, proposa à Aristonous d'y faire sa prière et ses offrandes. Ils firent au Dieu un sacrifice de deux brebis plus blanches que la neige, et d'un taureau qui avoit un croissant sur le front entre les deux cornes: ensuite ils chantèrent des vers en l'honneur du Dieu qui éclaire l'Univers, qui règle les saisons, qui préside aux sciences, et qui anime le chœur des neuf Muses. Au sortir du Tem

ple, Sophronyme et Aristonous passèrent le reste du jour à se raconter leurs aventures. Sophronyme reçut chez lui le vieillard avec la tendresse et le respect qu'il auroit témoigné à Alcine même, s'il eût été encore vivant. Le lendemain ils partirent ensemble et firent voile vers la Lycie. Aristonous mena Sophronyme dans une fertile campagne sur les bords du fleuve Xante, dans les ondes duquel Apollon au retour de la chasse, couvert de poussière, a tant de fois plongé son corps, et lavé ses beaux cheveux blonds. Ils trouvèrent le long de ce fleuve des peupliers et des saules, dont la verdure tendre et naissante cachoit les nids d'un nombre infini d'oiseaux qui chantoient nuit et jour. Le fleuve tombant d'un rocher, avec beaucoup de bruit et d'écume, brisoit ses flots dans un canal plein de petits cailloux. Toute la plaine étoit couverte de moissons dorées les collines, qui s'élevoient en amphithéâtre, étoient chargées de ceps de vignes et d'arbres fruitiers. Là, toute la nature étoit riante et gracieuse, le ciel étoit doux et serein et la terre toujours prête à tirer de son sein de nouvelles richesses pour payer les peines du laboureur. En s'avançant le long du fleuve, Sophronyme aperçut une maison simple et médiocre, mais d'une architecture agréable, avec de justes proportions. Il n'y trouva ni marbre, ni or, ni argent, ni ivoire, ni meubles de pourpre: tout y étoit propre et plein d'agrémens et de commodités, sans magnificence. Une fontaine couloit au milieu de la cour, et formoit un petit canal le long d'un tapis vert les jardins n'étoient point vastes: on y voyoit des fruits et des plantes utiles pour nourrir les hommes: aux deux côtés du jardin paroissoient deux bocages, dont les arbres étoient presque aussi anciens que la terre leur mère, et dont les rameaux épais faisoient une ombre impénétrable aux rayons du Soleil. Ils entrèrent dans un salon où ils firent un doux repas des mets que la nature fournissoit dans les jardins; et on n'y voyoit rien de ce que la délicatesse des hommes va chercher si loin et si chèrement dans les villes. C'étoit du lait aussi doux que celui qu'Apollon avoit le soin de traire pendant qu'il étoit berger chez le Roi Admete: c'étoit du miel plus exquis que celui des abeilles d'Hybla en Sicile, ou du mont

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