quelquefois se soulage par les larmes la sécheresse domine cependant, avec une disposition très-forte à une sorte d'affaissement stupide. Tout cela c'est la croix et un traitement de miséricorde si j'en sais profiter 1. Et pendant ce temps voici un admirable désir d'être quelque chose au service de Dieu, et la joie de n'être rien. La Chenaie, 1810. Sécheresse, amertume et paix crucifiante, voilà ce que j'éprouve, et je ne veux rien de plus; la souffrance est mon lit de repos. Quelquefois, surtout en lisant les relations des missionnaires, je serais tenté de m'affliger de ma profonde nullité, qui m'ôte tout moyen d'ètre jamais utile à l'oeuvre de Dieu. Je me sentirais, dans ces moments, un si grand désir de partager les travaux d'un si touchant apostolat ! Mais bientôt je fais réflexion que l'orgueil humilié et dépité a plus de part peut-être dans ces désirs inquiets que le véritable zèle; on est tourmenté de n'être rien et de n'être bon à rien; tout en s'avouant son incapacité, on en souffre; on se figure un état et des occupations auxquels on serait plus propre quelle misère ! Eh! pourquoi s'obstiner à vouloir rendre à Dieu des services qu'il ne veut recevoir de nous? Mais c'est qu'à tout prix et à toute force il faut nourrir cette vie secrète d'amour propre, qui languit dans l'obscurité et expire faute de pâture dans le vide du parfait anéantissement. Oh! que nous ne sommes rien ! s'écriait Bossuet; et à mon tour je m'écrierais volontiers: Oh! qu'il fait bon de n'être rien; la belle, la sainte vocation! Mais qu'il est difficile d'y être fidèle? Puisse le bon Dieu me donner la force d'avancer dans cette voie où j'ai si longtemps refusé d'entrer. Mais cette pauvre âme, combattue par le désir et l'impuissance, défaille, et alors elle a recours à son bien-aimé frère et lui demande explication et secours dans les angoisses où il est plongé. A son frère. La Chenaie, ... 1810. Dis-moi sincèrement ce que tu penses de moi. Je ne me connais plus. Depuis quelques mois, je tombe dans un état d'affaissement incomprehensible. Rien ne me remue, rien ne m'intéresse, tout me dégoûte. Si je suis assis, il me faut faire un effort presque inoui pour me lever. La pensée me fatigue. Je ne sais sur quoi porter un reste de sensibilité qui s'éteint; des désirs, je n'en ai plus. J'ai use la vie; c'est de tous les états le plus penible, et de toutes les maladies la plus douloureuse comme la plus irrémédiable. Et il finit la lettre suivante : 'Blaize, t. I, p. 84. 2 Blaize, t. 1, p. 87. Adieu, et à Dieu seul pour jamais. Le reste n'est pas grand chose, si c'est quelque chose. Dieu! Dieu seul! prie-le bien pour ton malheureux frère 1. Enfin voilà que Dieu vient à son secours; nous ne croyons pas qu'il existe de lettre plus humble, plus remplie du véritable esprit chrétien. A son frère. La Chenaie, novembre 1810. Je crois que le Seigneur m'éclaire, malgré ma profonde indignité; je crois reconnaître au fond de mon âme quelques faibles rayons de cette lumière qui annonce sa présence et prépare à la goûter. Mon Dieu! serait-il donc vrai que vous ne m'eussiez pas abandonné? Je pourrais encore retourner à vous, et vous consentiriez à me recevoir encore? Le Prodigue de votre Evangile ne quitta qu'une fois la maison de son père, n'offensa ce bon père qu'une fois; après s'être assis au festin de reconciliation, il ne retourna point partager avec les pourceaux leur nourriture immonde; à moi seul était réservé ce comble de l'avilissement et de l'ingratitude. Que ferai-je cependant? Ah! il n'y a que vous, ô mon Dieu, qui puissiez m'inspirer ce que je dois faire. Aidez-moi à me connaître, pour m'aider ensuite à me changer. Tout est entre vos mains, le conseil et la force, la volonté et l'exécution, je suis devant vous comme un effroyable néant de tout bien; il ne me reste qu'une timide et mourante espérance, et c'est encore, Seigneur, un de vos dons. Soyez à jamais béni, Père céleste, Père tendre, qui n'avez pas voulu ravir à mon innénarable misère, ce dernier gage de miséricorde et d'amour 2. Mais les irrésolutions et les afflictions de l'esprit ne finissent pas cependant. A son frère. La Chenaie, 1811. Il semble que le jour ne se lève que pour me convaincre de plus en plus de ma parfaite ineptie. Je ne saurais ni étudier, ni composer, ni agir, ni ne rien faire. Cette incapacité absolue me tranquillise un peu sur l'inutilité de ma vie. Je ne puis enfouir, ni faire valoir un talent que je n'ai point reçu. A quoi suis-je bon? à souffrir; ce doit être là ma façon de glorifier Dieu! il ne faut pas gémir sur ce partage, il est encore assez beau. Prie pour moi, je ne demande point de pitié, mais des prières. C'est du pain, et non pas une stérile compassion qu'attend et que sollicite le pauvre mendiant, panem quotidianum da nobis hodie. Adieu, et à Dieu seul. Je te verrais avec plaisir, et toutefois je ne sens aucun désir de te voir, ni toi, ni aucune créature. Dieu seul, Dieu seul ! 'Blaize, t. I. p. 89. • Ibid., p. 91. • Ibid. p. 96. Mais voici un coup de foudre qui le frappe et le soulève. Comme saint Jérôme, la trompette du jugement l'éveille et lui fait jeter un grand cri de détresse. A son frère. La Chenaie, ... 1811. Au seul mot de pénitence et d'enfer, je devrais mettre mon front dans la poussière, et trembler jusqu'au fond le plus intime de mon âme. Je le sais, je me le dis, et je demande pardon à Dieu, si, oubliant un moment ce que je suis et ce que je mérite, j'ose ici rapporter, non certes, par dérision, mais simplement comme un exemple de singularité, l'idée un peu bizarre d'un Saint, citée et développée par l'auteur dont le livre fait le sujet de cette lettre. S. Vincent Ferrier prétend, dans un de ses sermons, que les âmes se confessent en enfer, et il se fonde sur ces paroles du Psalmiste: In inferno autem quis confitebitur tibi 1? Pourquoi le Psalmiste parle-t-il ainsi, demande ce saint? et il répond parce qu'en enfer on fait la confession des péchés, non pas à Dieu cependant, mais au Diable, qui est le Curé de cette paroisse, non tamen Deo, sed Diabolo, curato illius parochiæ. Quant à la forme, selon laquelle ils se confessent, la voici : « Nos » insensati (Ah! pour cela, c'est bien vrai). Fous que nous >> sommes, pour quelques jours que nous avions à passer sur la » terre, pour un léger plaisir qui s'est évanoui comme la fumée, >> nous avons consenti à venir habiter éternellement au milieu » de ces flammes, nos insensati, palpavimus sicut cæci parietem ; >> comme si nous eussions été privés des yeux de la foi, nous >> nous sommes égarés dans nos voies perverses, impegimus me» ridie, quasi in tenebris; nous avons vécu au milieu du grand » jour de l'Eglise catholique comme si nous avions été ensevelis » dans les tenebres de l'infidélité. Ergo erravimus; maudite li» berté! maudits plaisirs! » Ainsi se confesseront les Damnés; et à cette confession, les Démons, qui les écoutent, ont puissance de Dieu de leur imposer seulement la Pénitence, mais non pas de leur donner l'Absolution. Cela est original; mais voici ce qui est terrible Pénitence sans compa sion, sans délai et sans terme; sans jamais, jamais finir? Que le Seigneur me préserve, dans sa miséricorde, de cette épouvantable pénitence! Amen, amen, amen “. Dans cette effroyable vision, il a un élan vers quelque œuvre agréable à Dieu. Il est poussé à aller en Amérique, comme missionnaire. Le Guide des pécheurs, par le P. Gisolfe, de l'ordre des Pieux Ouvriers Naples, 1677. 2 Psalm. VI, 6. Isaïe, LIX, 10. Blaize, t. I, p. 98. A son frère. La Chenaie, ... 1811. Voilà un bout de lettre pour Bruté. Je ne sais, dans le fait, ce qui nous arrête, que nous ne l'allions rejoindre ce serait si bien notre lot! Relis dans l'Evangile les excuses de ceux qui refusèrent d'assister au banquet nuptial; et encore les paroles de ce jeune homme qui demande du temps, qui supplie que JésusChrist lui permette au moins d'ensevelir son père; et la réponse du Sauveur Laissez les morts ensevelir leurs morts. Si ce n'est. là notre histoire, qu'est ce donc 1? Cependant il étudie toujours et demande Dom Calmet et saint Thomas; et dans son ardeur, il encourage M. l'abbé Bruté luimême. A M. l'abbé Bruté. La Chenaie, 21 août 1811. Si la Providence nous sépare ici-bas, nous nous désolons comme l'enfant à qui un buisson a dérobé la vue de sa mère, et qui, tout effrayé de cette solitude d'un moment, se désespère comme s'il était éternellement abandonné. Faible chrétien, sursum corda! Attache à ton cœur les ailes de la foi aussi bien que celles de l'amour, afin qu'il s'envole, non plus au désert comme la colombe, mais à ce lieu élevé où est bâtie la maison de notre Père, et qu'il a préparée, dès l'éternité, pour être la demeure de ses enfants. Oui, c'est là qu'il se faut retrouver pour y chanter à jamais, dans une ineffable union, des cantiques de réjouissance, et non pas sur cette terre d'exil où toute voix est un gémissement et où l'on ne peut mêler ensemble que des larmes et des douleurs. Jamais, ce semble, on n'en dût être plus persuadé qu'aujourd'hui, où la Providence nous rappelle avec tant de force notre véritable patrie. Ah! puissions-nous être fidèles à ses divins avertissements . Le concile de 1811 a lieu, et l'on sait comment Napoléon le renvoya vite, grâce à l'opposition des évêques et surtout du cardinal Fesch, son oncle. Sur cela, l'abbé de La Mennais écrit : A son frère. · La Chenaie, ... 1811. Comme la Providence se joue des passions humaines et de la puissance de ces hommes qu'on appelle Grands! Il s'en est rencontré un qui a fait ployer sous lui le monde entier, et voilà que quelques pauvres évêques, en disant seulement: Je ne puis, brisent ce pouvoir qui prétendait tout briser, et triomphent du triomphateur au milieu de sa capitale, et dans le siége même de son orgueilleuse puissance. Que cela est beau! Que cela est divin! Qui est-ce qui, à ce spectacle, refuserait de croire à l'Eglise et à ses célestes promesses? J'ai tremblé de tous mes mem Missionnaires en Amérique. Blaize, t. I, p. 103. 3 Ibid., t. I, p. 104. bres en voyant Duvoisin s'interposer, lui et ses principes Gallicans, entre le Pape, entre l'Eglise, entre le Concile et l'Empereur. Heureusement qu'on lui a dit : Retirez-vous de là, et c'est s'en tirer tristement 1. Et puis, en ce moment, il jette un coup d'œil, on peut dire prophétique, sur l'état de l'Eglise gallicane : ... A son frère. La Chenaie, 1811. Quel bouleversement! Quelle haine du bien dans ceux qui influent! Quel présent et quel avenir! L'Eglise de France a une dure vieillesse. Entourée d'enfants ingrats que son existence lasse et irrite, elle descend au tombeau en se voilant le visage, et il ne s'est trouvé personne qui essuyât ses derniers pleurs. Mais voici qu'au milieu de ces souffrances et de ces irrésolutions, une vocation, une perspective brillante et solide, vient le consoler, et pour mieux dire le tourmenter encore, il continue dans cette lettre : Cette pauvre âme languit et s'épuise entre deux vocations incertaines, qui l'attirent et la repoussent tour à tour. Il n'y a point de martyre comme celui-là. Ce qui me plaît dans le parti pour lequel je m'étais décidé, c'est qu'il finirait tout, et qu'après l'avoir pris, je ne vois pas quels sacrifices il resterait encore à faire Mais cela même n'est peut-être qu'une illusion, et qu'un désir produit par un retour subtil de l'esprit de propriété, et l'ennui de la souffrance. La croix que l'on porte est toujours celle qu'on ne voudrait point porter. Toutes les autres nous paraissent légères de loin. On est fort contre les maux qu'on ne sent pas, et l'on se croit capable de soulever des montagnes, dans le temps mème où l'on succombe sous un brin de paille. D'un autre côté, un désir constant qui semble résister à tous les obstacles et triompher des répugnances naturelles les plus vives, n'offre-t-il pas un caractère de vocation digne au moins d'être examiné? Toutes ces réflexions se melent, se croisent et se combattent dans mon pauvre esprit. Je m'y perds, et je tâtonne dans des tenèbres profondes *. Cependant l'Église était de plus en plus opprimée par Napoléon. Il fait enlever le Pape Pie VII, qui arrive à Fontainebleau le 20 juin. On empêche de toute manière l'enseignement chrétien. |