Page images
PDF
EPUB

Dans le texte abrégé du troisième Évangile, Jésus ne dit pas expressément que peu de gens pourront passer par la porte étroite, c'est-à-dire seront sauvés, mais il le donne à entendre en disant que beaucoup ne pourront pas entrer. Il semble toutefois qu'on n'ait pas voulu attirer l'attention sur ce petit nombre, mais sur ceux qui seront exclus du royaume, à savoir les Juifs incrédules, et sur les Gentils qui y seront admis à leur place. Telle est l'impression qui résulte du discours pris dans son ensemble, et tel a été le point de vue de l'auteur un petit nombre de Juifs entreront dans le royaume; la plupart se seront voués eux-mêmes à la géhenne; mais Dieu recrutera de nombreux élus parmi les nations. La métaphore de la «< porte étroite », et la comparaison des retardataires, dans leur sens primitif, ne concernent pas la conversion des Gentils la première insiste sur les difficultés à vaincre pour être sauvé, la seconde sur la nécessité d'être prêt pour l'avènement du royaume. La porte étroite est la repentance, condition indispensable pour avoir part au royaume des cieux, quoique le plus grand nombre ne veuille pas s'y soumettre. De la simple exhortation contenue dans le premier Évangile, le troisième fait un pressant appel, motivé sur ce que le royaume est près de venir, et qu'il ne sera bientôt plus temps de faire pénitence pour y entrer. Grâce à cette modification, la comparaison de la porte étroite a pu servir d'introduction à la parabole qui suit.

La parabole n'a pas non plus son développement complet. Elle n'est pas annoncée comme parabole, et ressemble plutôt à une description allégorique. On dirait qu'elle a été rattachée à la comparaison, parce qu'il y est aussi question d'une porte à laquelle on vient frapper. Mais la signification de la porte n'est pas la même

1. La liaison est artificielle et ne va pas sans difficulté, car on ne voit pas d'abord si le v. 25, áp'où äv éɣepû xλ., se rattache grammaticalement à ce qui précède (cf. v. 7), ou constitue une phrase indépendante. Et dans la dernière hypothèse, on peut encore se demander si le v. 25 tout entier forme une phrase antécédente, subordonnée au v. 26, ou bien si la phrase antécédente s'arrête à: «Seigneur ouvre-nous », la suite : « répondant, il vous dira : « Je ne sais pas d'où vous êtes », formant la proposition conséquente. Le v. 25 pourrait être une intercalation de Luc résumant la parabole des Vierges ; les vv. 26-27 feraient une suite naturelle au v. 24, et le rapport avec Mт. vii, 13-14, 21-23, donnerait à penser que la leçon de la porte étroite et l'avertissement à ceux qui avaient bu et mangé avec le Sauveur voisinaient dans la source commune de Matthieu et de Luc (cf. B. WEISS, loc. cit.).

dans les deux cas la première porte est la pénitence qui donne accès au royaume de Dieu; la seconde est l'obstacle insurmontable qui s'oppose à l'entrée des impénitents dans le royaume une fois venu. La parabole met en scène un maître de maison qui, donnant un festin, et ayant reçu ses invités à l'heure dite, se lève pour aller fermer sa porte, puis s'abandonne à la joie avec ses amis; il ne se dérange pas pour ceux qui arrivent en retard, et les traite comme des étrangers inconnus.

ouvre-nous.

Ce tableau paraît être un raccourci de la parabole des Dix vierges 1. L'influence de cette parabole est surtout sensible dans le dialogue 2 qui se tient à travers la porte fermée : « Seigneur, Je ne vous connais pas. » La forme parabolique n'en est pas moins abandonnée en certains endroits, puisque Jésus s'adresse à ses auditeurs : « Vous vous mettrez, étant restés dehors, à frapper à la porte », et plus loin : « Vous vous mettrez à dire. » En plaçant ces mots : « Tu as enseigné sur nos places », dans la bouche de ceux qui sont exclus du festin, il semble se désigner luimême comme le maître de la maison, ou plutôt comme chef du royaume des cieux. « Retirez-vous de moi tous, ouvriers d'iniquité n'est pas la réponse d'un père de famille qui ferme sa porte à des importuns, c'est la sentence du Juge qui livre les réprouvés au châtiment éternel. Ces ouvriers d'iniquité sont les Juifs qui n'ont pas voulu écouter Jésus. Tout le passage offre donc un mélange de données paraboliques avec une instruction, d'ailleurs bien conservée, que Matthieu a exploitée à la fin du discours sur la montagne il ne suffit pas d'avoir connu Jésus pour entrer dans le royaume des cieux, si l'on n'a pas fait la volonté de son Père.

3

>>

La parabole ayant tourné en allégorie, et les conviés qu'on chasse étant les Juifs incrédules et impénitents, qui seront, au jour du grand jugement, condamnés à la géhenne, on n'est pas étonné de trouver dans la conclusion la menace des supplices infernaux : « Là », c'està-dire dans le lieu où seront envoyés les réprouvés, «< il y aura les

1. Mr. XXV, 1-13.

2. Au lieu de yap, D (mss. lat. Vg.) lit soon, ce qui correspondrait à l'entrée de l'époux dans la maison nuptiale (Mr. xxv, 10). On admet généralement que la variante est due à l'influence du v. 24, et l'on renvoie, pour explication de yep, à x1, 8. La leçon occidentale pourrait être défendue.

3. Cf. I, 640-642.

pleurs et le grincement des dents. » Il a été possible ensuite d'ajuster à cette phrase la déclaration relative au salut des Gentils, que le rédacteur du premier Évangile a insérée dans l'histoire du centurion de Capharnaüm. La forme primitive de cette déclaration semble mieux conservée dans Matthieu; les divers éléments qui la composent ont été modifiés et transposés dans Luc, afin de s'adapter à ce qui précède. L'évangéliste a pu ajouter de lui-même « le nord et le midi » à «< l'orient et à l'occident », les prophètes aux trois grands patriarches, comme il substitue les auditeurs de Jésus aux « fils du royaume1». Peut-être a-t-il voulu présenter les patriarches et les prophètes comme étant déjà en possession du bonheur éternel 2. L'artifice de la suture est visible: dans la parabole, ceux qui ne sont pas admis au festin sont restés à la porte; il n'est donc pas nécessaire de les jeter dehors, comme on le dit en dernier lieu 3.

La réflexion finale: « Et il y a des derniers qui seront premiers, et des premiers qui seront derniers », s'applique, dans la pensée de l'évangéliste, aux Juifs et aux Gentils : ceux qui, à l'heure présente, paraissent le plus éloignés du royaume des cieux, c'est-à-dire les Gentils, y trouveront place, tandis que la plupart de ceux qui en paraissent le plus rapprochés, <<< les fils >>> ou héritiers (( du royaume », c'est-à-dire les Juifs, en seront exclus. Le premier Évangile fait de cette sentence une application différente, dans la parabole des Ouvriers de la vigne 4. On en trouve encore une autre dans Marc et dans Matthieu 5. Celle que fait Luc n'est pas primitive; mais elle pourrait représenter chez lui la parabole des Ouvriers, comme un morceau précédent représente celle des Vierges.

1. WERNLE, 65.

2. J. WEISS, 509. Cf. Lc. xvi, 23; xxIII, 43.

3. On ne voit pas la portée de izɛi, au commencement du v. 28; la place naturelle et primitive de 28 a est à la fin du v. 29, comme on le voit par Mr. VII, 11-12 (I, 647, 652-653). A la fin du v. 28, Ss. omet ὑμᾶς δὲ ἐκβαλλομένους ἔξω. 4. MT. xx, 16.

5. Mc. x, 31; MT. xix, 30.

6. La forme même du texte trahit l'adaptation : zzi toob ɛisiv syator of GovτAL πρῶτοι, καὶ εἰσὶν πρῶτοι οἳ ἔσονται ἔσχατοι. Nonobstant le contexte, WELLHAUSEN, Lc. 75, maintient que premiers et derniers sont des membres actuels de la communauté chrétienne.

LIV

HÉRODE

LUC, XIII, 31-33.

La liaison de cette anecdote avec le discours précédent semble très étroite '; mais elle n'est qu'apparente, et il n'en résulte aucune indication précise, puisque ni le lieu ni le temps où la question sur le nombre des élus est censée avoir été posée ne sont exactement déterminés. Jésus se trouve dans la tétrarchie d'Hérode, c'est-à-dire en Galilée ou en Pérée. Si l'on tient compte des données antérieures, on préfèrera ce dernier pays. Mais cette considération ne saurait être décisive. Le départ de Galilée a déjà été signalé par deux fois : Luc a pu placer ici un incident que son contenu invite à mettre au moment où Jésus se dispose à quitter le théâtre ordinaire de sa prédication. On doit observer aussi que la Pérée ne figure pas, dans le troisième Évangile, comme appartenant à la tétrarchie d'Hérode2.

Luc, XIII, 31. Au même moment, quelques pharisiens vinrent lui dire « Pars et va-t-en d'ici, car Hérode veut te tuer. » 32. Et il leur dit : « Allez dire à ce renard Je chasse des démons, et j'accomplis des guérisons aujourd'hui et demain, et, le troisième jour, je suis à mon terme. 31. Mais il faut que je marche aujourd'hui et demain, et le jour suivant; car il n'est pas possible qu'un prophète périsse hors de Jérusalem. »

Beaucoup d'interprètes ont pensé que la communication faite à Jésus par les pharisiens était une fiction imaginée pour l'éloigner de la Galilée, soit que les pharisiens eussent prêté à Hérode une intention qu'il n'avait pas, soit que le tétrarque lui-même ait voulu effrayer Jésus, pour l'écarter de ses domaines, sans recourir aux moyens violents dont il avait usé à l'égard de Jean-Baptiste. La première de ces hypothèses est contraire à l'esprit du récit, qui sup

1. V. 31. év aútỷ tỷ ☎pz (texte reçu: huép; Ss. Sc. «< en ces jours-là »). Cf. x, 21. Que Lc. XIII, 31-33, ait suivi dans la source le morceau précédent (B. WEISS, Lk. 513), on ne peut le supposer d'après cette formule de transition.

2. Cf. Lc. 1, 1. WELLHAUSEN, Lc. 75, localise l'incident à Capharnaüm.

pose plutôt les pharisiens en connivence avec Hérode 1. La seconde est très vraisemblable, si l'on admet que le tétrarque aura recours à la violence dans le cas où Jésus ne s'éloignerait pas; car la réponse du Sauveur suppose qu'il y a pour lui un danger réel. Sa situation à l'égard du tétrarque et des pharisiens est la même que celle d'Amos2 à l'égard de Jéroboam II et du prêtre de Béthel, et le narrateur paraît s'inspirer du texte prophétique.

Les pharisiens n'agissent pas dans l'intérêt de Jésus, mais dans celui d'Hérode. L'avertissement qu'ils donnent au Sauveur est tout autre chose qu'un témoignage de sympathie; l'avis qu'ils y joignent correspond à un désir qu'ils n'oseraient pas exprimer autrement. Jésus n'a pas l'air de songer à eux dans sa réponse. Ils n'en sont pas moins édifiés sur ses dispositions; le message dont il les a chargés, qu'ils s'en acquittent ou non, leur servira toujours de leçon. Il n'est pas certain que l'épithète de «< renard >> implique l'idée de ruse 3, et vise, dans le cas présent, la politique astucieuse d'Hérode, qui songerait à assurer par un crime la sécurité de son Etat. Le renard n'est pas présenté dans la Bible comme un animal rusé, mais seulement comme une bête de proie“. C'est peut-être au sens d'homme sanguinaire, ou comme terme de mépris, sans signification trop spéciale, qu'il faut l'entendre ici.

་་

Les trois journées dont parle Jésus ne sont pas à prendre à la lettre, mais désignent un temps très court. Le Sauveur déclare qu'il ne laissera pas de continuer à chasser les démons et à guérir les malades, bien qu'Hérode soit offusqué de ces miracles: c'est le devoir de sa mission pour un temps déterminé, qui doit être assez bref, et nul pouvoir humain ne l'en détournera; il s'arrêtera au terme fixé par la Providence, mais pas avant. Les mots : « Je suis à mon terme », s'entendent nécessairement d'un avenir prochain; ils peuvent se rapporter à la mort de Jésus, ou mieux peut-être au terme et à l'entier accomplissement de son ministère par son entrée dans la gloire et par l'avènement du royaume 7.

1. Cf. Mc. III, 6; vi, 15; I, 518-519, 1001.

2. Cf. AM. VII, 10-17.

3. SCHANZ, Lk. 376; B. WEISS, Lk. 514.

4. HOLTZMANN, 379, d'après Jug. xv, 4. Cf. WellHAUSEN, loc. cit.

5. V. 32. ἰδοὺ ἐκβάλλω δαιμόνια καὶ ἰάσεις (Ss. « mes guérisons ») ἀποτελῶ σήμερον καὶ αὔριον, καὶ τῇ τρίτῃ τελειοῦμαι.

6. SCHANZ, loc. cit.

7. Cf. Hébr. xi, 40; x11, 23. On ne peut guère entendre tλtouμzi au sens du

« PreviousContinue »