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LXIV

LES RICHESSES

MARC, X, 17-31. MATTH. XIX, 16-30. Luc, XVIII, 18-30.

L'instruction sur les richesses et la récompense promise au renoncement étant rattachées comme incident au voyage de Judée, Marc observe que Jésus quitte l'endroit où il se trouvait, c'est-àdire, dans l'économie de la narration, la maison où il s'est retiré avec ses disciples, après que les pharisiens l'eurent interrogé au sujet du divorce. Luc a pu omettre cette indication avec d'autant moins d'inconvénient que la référence est aussi artificielle que la mention de la maison. L'anecdote du riche a dû être conservée pour elle-même dans la tradition, sans attache spéciale au voyage de Judée. Marc l'a placée en cet endroit pour remplir le cadre qu'il a ouvert au ministère de Jésus en Pérée. Il contient certains traits qui ne sont pas dans les deux autres Synoptiques; mais Luc et même Matthieu n'ont pas écrit indépendamment de lui, quoique Marc, de son côté, ait dû utiliser une relation plus courte qui a pu influencer aussi les deux autres Évangiles.

MARC, X, 17. Et comme il se mettait en route, quelqu'un, étant accouru, et se jetant à ses pieds, lui demanda: << Bon maître, que doisje faire pour acquérir la vie éternelle. » 18. Et Jésus lui dit : « Pourquoi m'appelles-tu bon? Nul n'est bon, si ce n'est Dieu seul. 19. Tu connais les commande

1. x, 10; supr. p. 198.

MATTH. XIX, 16. Et voici que quelqu'un, s'approchant de lui,dit: << Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle? >> 17. Et il lui dit : « Pourquoi m'interroges-tu sur ce qui est bon ? Un seul est bon. Et si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements. » 18. Il lui dit :

Luc, xvIII, 18. Et un chef l'interrogea, disant : « Bon maître, que dois-je faire pour acquérir la vie éternelle?» 19. Et Jésus lui dit « Pourquoi m'appelles-tu bon? Nul n'est bon, si ce n'est Dieu seul. 20. Tu connais les commandements « Tu ne commettras point d'adul

:

ments « Tu ne commettras point d'adultère; tu ne tueras point; tu ne déroberas point; tu ne porteras point de faux témoignage; tu ne feras tort à personne; honore ton père et ta mère. » 20. Et il lui dit « Maître, j'ai

observé tout cela depuis ma jeunesse. » 21. Et Jésus, l'ayant regardé, l'aima, et il lui dit

« Une chose te manque. Va vendre tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel; puis viens et suis-moi. » 22. Mais lui, affligé de ce discours, s'en alla tristement; car il avait beaucoup de biens.

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Lesquels?» Et Jésus dit : <<< Tu ne tueras point; tu ne commettras point d'adultère; tu ne déroberas point; tu ne porteras point de faux témoignage; 19. honore ton père et ta mère », et « tu aimeras ton prochain comme toi-même. >> 20. Le jeune homme lui dit : «J'ai observé tout cela. Que

me manque-t-i

encore?» 21. Jésus lui
dit: « Si tu veux être

parfait, va vendre ce

que tu possèdes, et
donne-le aux pauvres,
et tu auras un trésor
dans le ciel ; puis viens,
suis moi. » 22. Et ayant
entendu cela, le jeune
homme s'en alla fort
triste; car il avait beau-
coup de biens.

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Le cas de cet homme qui demande ce qu'il doit faire pour acquérir la vie éternelle est semblable à celui des gens qui, dans Matthieu et dans Luc1, demandent à suivre Jésus. Le troisième Évangile dit que c'était « un chef 2 », non pas sans doute un président de synagogue, mais plutôt un personnage de condition 3, parce qu'il est dit très opulent. Marc présente sous un jour favo rable ce riche qui voudrait être sauvé. Au lieu de dire simplement qu'il << s'approche» et qu'il «< interroge », on dit qu'il

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<<< accourt

1. Mr. vi, 19-22; Lc. ix, 57-61; I, 850-854.
2. V. 18. ἄρχων.

3. Ainsi l'a compris JN. III, 1; QÉ, 303, 329.
4. Μτ. 16. καὶ ἰδοὺ εἷς προσελθὼν αὐτῷ εἶπεν.
5. Lc. 18. καὶ ἐπηρώτησέν τις αὐτὸν ἄρχων λέγων.

aveo empressement et qu'il se prosterne1» devant Jésus. Ces marques de profond respect n'ont rien qui doive surprendre; on les donnait aux docteurs en renom. La question posée au Sauveur est reproduite dans les trois Évangiles; mais le premier offre des variantes importantes relativement au texte à peu près identique de Marc et de Luc. On lit dans Marc 2 : « Bon maître, que ferai-je pour que j'hérite la vie éternelle? » Dans Luc 3: « Bon Maître, comment faire pour que j'hérite la vie éternelle? » Dans Matthieu 4: Maître, que ferai-je de bon pour que j'aie la vie éternelle? » Le mot «<bon », qu'on trouve dans le grec reçu et dans la Vulgate, après « Maître », a été interpolé pour conformer le texte du premier Évangile à celui des deux autres. L'Evangile des Hébreux 5 posait la question comme Matthieu.

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Ces divergences ont leur écho dans la réponse de Jésus. D'après Marc et Luc6« Pourquoi m'appelles-tu bon ? Nul n'est bon, si ce n'est Dieu seul. Tu connais les commandements. » D'après le premier Évangile : « Pourquoi m'interroges-tu sur sur ce qui est

1. Με. 17. προσδραμών εἷς (cf. Μτ. p. 208, n. 4) καὶ γονυπετήσας αὐτὸν ἐπηρώτα autóv (cf. Lc. p. 208, n. 5).

2. V. 17. διδάσκαλε ἀγαθέ, τί ποιήσω ἵνα ζωὴν αἰώνιον κληρονομήσω;

3. V. 18. δ. ἀ., τί ποιήσας ζ. α. κ. ;

4. V. 16. διδάσκαλε,τί ἀγαθὸν ποιήσω ἵνα σχῶ ζωὴν αἰώνιον; Ss. : « Bon maitre, quelle bonne chose » etc.

5. Passage conservé (en traduction latine) dans le commentaire d'Origène sur s. Matthieu (in h. loc.): « Dixit, inquit, ad eum alter divitum : « Magister, quid bonum faciens vivam? » Dixit ei: « Homo, Legem et Prophetas fac. » Respondit ad eum : « Feci. » Dixit ei: « Vade, vende omnia quæ possides, et divide pauperibus et veni, sequere me. » Cœpit autem dives scalpere caput suum, et non placuit ei. Et dixit ad eum Dominus : « Quomodo dicis: Legem feci et Prophetas ? Quoniam scriptum est in Lege: Diliges proximum tuum sicut teipsum. Et ecce multi fratres tui, filii Abrahae, amicti sunt stercore, morientes prae fame, et domus tua plena est multis bonis, et non egreditur omnino aliquid ex ea ad eos. >> Et conversus dixit Simoni, discipulo suo sedenti apud se : « Simon, fili Joannis, facilius est camelum intrare per foramen acus, quam divitem in regnum cœlorum ». L'Évangile des Hébreux contenait, avant le passage cité par Origène, une histoire semblable, dont on ignore l'objet, peut-être Mr. viii, 19-20 (Lc. ix, 57-58), ou Mт. xx11, 35-40.

6. Με. 18 (Lc. 19). τί με λέγεις ἀγαθόν; οὐδεὶς ἀγαθὸς εἰ μὴ εἷς ὁ θεός. 19 (20). τὰς ivroλaç olòas. Dans Luc, Ies mss. B omettent l'article devant 0ɛós. Ce peut être une correction théologique, en vue d'appliquer le mot fɛós à Jésus lui-même.

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bon? Un seul est bon. Mais si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements 1. » L'interrogateur demande quels préceptes il doit garder, comme s'il avait besoin de connaître ceux dont l'accomplissement est requis pour arriver à la vie éternelle, parce que tous n'ont pas la même importance. Dans l'Évangile des Hébreux, Jésus renvoie l'interrogateur à la Loi et aux Prophètes, sans énumérer les commandements, et sans aucune réflexion sur le mot « bon ». L'apocryphe aura éliminé une difficulté qui avait été atténuée dans le premier Évangile, tandis que Marc et Luc ont gardé le texte primitif de la réponse, où Jésus se défend d'être appelé bon, parce que cette épithète ne convient qu'à Dieu.

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On a observé que les réflexions sur le mot « bon », dans les trois Évangiles canoniques, ont quelque chose d'un peu subtil et d'inattendu, vu que le questionneur pouvait appeler Jésus bon, sans faire injure à Dieu, et l'interroger sur le bien à faire, sans oublier que Dieu est parfait. La réponse du Sauveur en Matthieu serait une combinaison de l'idée contenue dans Marc, avec une autre leçon plus ancienne, correspondant directement à la question posée : Que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle? Pour

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quoi m'interroges-tu sur ce qui est bon? Une seule chose est bonne, garder les commandements... Je les ai gardés », etc. Supposé que la rédaction sémitique n'ait contenu, à l'endroit le plus important, que ces deux mots : « Un (est) bon», il n'y a qu'une chose véritablement bonne, comme il n'y en a qu'une véritablement nécessaire, observer la volonté de Dieu, et que l'interprète ait cru devoir appliquer ces mots à Dieu lui-même, il aura été induit à paraphraser la suite; et Marc, pour mieux expliquer la reponse ainsi comprise, aurait modifié la question. Mais, outre que cette hypothèse est gratuite, elle méconnaît le rapport très clair de Matthieu avec Marc. La question : « Que ferai-je de bon ? » n'est pas naturelle, car il est certain d'avance qu'on ne peut mériter le royaume céleste qu'en faisant le bien. Matthieu a déplacé l'épihète « bon », et corrigé la repartie de Jésus, pour ne pas refuser la bonté au Christ, tout en serrant d'aussi près que possible la rédaction de Marc.

1. V. 17. τί με ἐρωτᾷς περὶ τοῦ ἀγαθοῦ; εἷς ἐστιν ὁ ἀγαθός· εἰ δὲ θέλεις εἰς τὴν ζωὴν εἰσελθεῖν, τήρησον τὰς ἐντολάς.

2. RESCH, I, 135; III, 496-499. Cf. HARNACK, Chronologie, I, 649.

Jésus veut donner à celui qui l'appelle « bon maître » une leçon préliminaire à la réponse demandée. Tout pénétré de la bonté de Dieu, il s'offense que son interlocuteur croie devoir lui attribuer, par manière de salutation et presque de flatterie, une qualité qui, dans la plénitude de sa signification morale (car il ne s'agit pas du bien métaphysique), ne convient qu'au Père céleste. La protestation n'a rien que de conforme à l'esprit de l'Evangile. Dieu seul est la bonté, la miséricorde personnifiée 1. On prête à Jésus une conception trop abstraite en lui faisant dire que Dieu seul est moralement parfait, et que la valeur de l'homme en cette vie est toujours en voie de se réaliser, sans être jamais accomplie. Beaucoup de Pères et de commentateurs anciens ont pensé que le Sauveur, entrant dans la pensée de son interlocuteur, lui reprochait d'avoir employé le mot « bon » dans un sens relatif, au lieu de l'avoir employé au sens absolu, comme il convenait en s'adressant au Fils de Dieu 3. Les modernes admettent volontiers que Jésus raisonne conformément aux idées de celui à qui il s'adresse, mais sans rejeter ni revendiquer pour lui-même la bonté absolue. Explication moins forcée que la précédente. Mais les paroles du Sauveur ne tendent-elles pas à attribuer la bonté à Dieu, dans un sens qui n'appartient pas à Jésus lui-même? et si ces paroles sont authentiques, les auditeurs ont-ils pu les comprendre autrement? Jésus se reconnaît homme. devant Dieu.

La pensée est différente dans Matthieu, où il ne s'agit pas précisément de bonté miséricordieuse, mais de perfection morale: Jésus paraît déclarer que la question sur le bien à faire est inutile; on ne doit pas ignorer que Dieu seul est bon, et que la perfection consiste à suivre sa volonté, qui est bonne comme lui.

L'énumération des commandements, pris dans la partie du décalogue concernant les devoirs envers le prochain 5, est à peu près la

1. DALMAN, I, 277.

2. HOLTZMANN, 158.

3. « Objiciebant Ariani Catholicis hunc locum, ut probarent Christum non esse Deum..... (Adolescens ille) vocaverat Christum magistrum bonum, docet illum Christus neminem bonum esse, praeter Deum, ut probet se Deum esse, si bonus est, quemadmodum ille ipse, nesciens quid diceret, confessus erat. » MALDONAT, I, 390-391.

4. Par ex. SCHANZ, Mk. 323.

5. Ex. xx, 12-17; Deut. v, 16-20.

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