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On avait toujours cru que pour faire de grandes choses il fallait être grand par l'éclat de la naissance, de la richesse ou du savoir. Quiconque manquait de ces avantages était inexorablement rangé dans cette seconde espèce d'hommes dont le grand Aristote disait : « Il y a peu de différence entre les services que l'homme tire de l'esclave et de l'animal. La nature même veut la servitude, puisqu'elle fait les corps des hommes libres différents de ceux des esclaves, donnant aux uns la force qui convient à leur destination, et aux autres une stature droite et élevée (1). » Là même où le peuple était libre, comme chez les Juifs, on ne croyait pas à sa capacité. N'est-il pas le fils d'un charpentier, et, de plus, originaire de Nazareth? disaient de Jésus ceux qui se moquaient de sa mission (2).

Or ce préjugé, qui s'opposait à toute restauration morale et sociale, parce qu'il nourrissait l'orgueil dans les classes supérieures, et l'esprit de bassesse, de servilisme dans les masses, voyez avec quel éclat Jésus-Christ le confond, l'anéantit à jamais par son exemple et celui des apôtres.

Né lui-même et élevé dans la plus obscure des conditions, c'est dans la moins estimée des bourgades de la plus méprisée des provinces d'un très-petit État qu'il choisit les fondateurs d'un empire devant lequel l'empire des Perses, l'empire d'Alexandre le Grand, l'empire des Romains, ne sont que des jeux d'enfant.

Ces âmes simples et honnêtes, mais d'une intelligence si attardée, qu'après trois années consacrées à leur instruction par le plus habile des maîtres, elles ne comprenaient encore rien aux enseignements les plus clairs, Jésus-Christ veut qu'elles soient la lumière du monde, le sel de la terre. Ces cœurs, d'une faiblesse qui se révèle à la première épreuve par l'apostasie et la désertion, il veut qu'ils dé

(1) V. les livres de la Politique. Il suffit des mots que j'ai soulignés pour montrer à quel point l'esclavage grec avait dénaturé ses victimes. (2) Saint Matthieu, XIII, 55. — Saint Jean, 1, 46.

ploient une force, un courage, un héroïsme inouï, Il veut que leurs œuvres surpassent en grandeur ses propres œuvres (1).

Chose digne d'une éternelle admiration! sur le même théâtre où il a permis que l'orgueil des pharisiens et la cupidité de son disciple prévalussent contre lui, et que Pierre le reniât, Jésus-Christ veut que ce même Pierre, devenu un modèle d'humilité et de détachement, se signale par des merveilles supérieures à celles du Maître. En effet, tandis qu'une laborieuse évangélisation de trois ans n'a pu réunir autour de Jésus-Christ qu'un petit troupeau qui se disperse au premier coup de l'orage, Pierre, en deux discours, fait huit mille croyants intrépides jusqu'au martyre. Une seule fois, nous voyons une malade guérie par le contact du vêtement de Jésus-Christ; l'ombre de Pierre guérit des multitudes d'infirmes exposés sur son passage (2).

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On voit ici un dessein bien arrêté de changer la pensée des hommes sur la source réelle de la force morale et de la véritable grandeur; dessein que l'Apôtre des nations exprime avec tant d'énergie: Dieu a choisi ce qu'il y a d'insensé dans le monde pour confondre les sages; il a choisi ce qu'il y a de plus faible pour confondre les forts; il a choisi ce qu'il y a de plus bas, de plus méprisable, des néants, pour abattre ceux qui croient être quelque chose, afin que nulle chair ne se glorifie devant lui....., et que, ainsi qu'il est écrit, celui qui veut se glorifier ne se glorifie que dans le Seigneur (3).

Dans l'exécution de ce dessein, ne voyez-vous pas un moyen éminemment propre à rétablir le niveau de la fraternité humaine sous le noble joug de la souveraineté de Dieu ?

D. Oui; confier à des hommes de néant la mission de détrôner Jupiter, Apollon, Mars, Vénus, et d'obliger les dieux

(1) Saint Jean, XIV, 12.

(2) Actes des apótres, V, 15.

(3) Prem. Ep. aux Corinth., 1, 27-31.

et demi-dieux de la terre à se prosterner au pied de la croix avec leurs esclaves, c'était bien la plus radicale, la plus étonnante des révolutions.

R. Ajoutez que cette incroyable révolution est depuis des siècles un fait accompli chez les premiers peuples de l'univers.

Ici, la foi n'est nullement nécessaire pour reconnaître ce miracle des miracles. Qu'on vénère, avec le monde catholique, les apôtres comme les plénipotentiaires de la sagesse éternelle, comme les temples vivants de l'Esprit-Saint; qu'on les regarde, avec le rationaliste aux formes polies, comme les disciples enthousiastes d'un grand homme; qu'on porte la déraison et la rage de l'impiété jusqu'à les appeler, avec Voltaire, douze faquins: leur œuvre colossale n'en est pas moins là, répandant sur le monde un torrent intarissable de lumière et de vie, et échappant, par sa durée et par l'immensité des résultats, à toute comparaison avec les chefs-d'œuvre de la sagesse et de la puissance humaine.

En présence du petit livre des quatre Évangiles, des Actes des apôtres et de leurs Lettres, en présence du catéchisme catholique, qui en est le résumé, que sont, dites-moi, les productions des plus beaux génies philosophiques depuis Pythagore jusqu'à Kant, Fichte et Schelling? C'est un la byrinthe de contradictions et d'obscurités, fréquenté par quelques esprits qui en sortent avec le mépris et l'incertitude de toutes choses (1). Parmi tant d'États qu'ils ont démoralisés, pervertis par leur scepticisme, montrez-moi un seul village que les philosophes aient fondé ou régi avec quelque succès. Mais voilà une moitié du monde qui marche depuis des siècles à la lumière de la parole apostolique.

Où sont les plus fameuses législations de la sagesse an tique? — Dans la mémoire de quelques érudits, obligés de sourire quand ils comparent ces pauvretés aux fondements donnés par les bateliers de Nazareth aux institutions sociales des peuples chrétiens.

(1) V. plus haut, Questions prélim., quest. 1TMa.

Comparez les empires grands et petits à l'empire de Pierre, remplissant le passé, le présent, et assistant à la naissance et à la mort de tous les empires.

Les noms et les exploits des plus grands hommes ne sont plus qu'un thème de collège, selon le mot de Napoléon. Mais les noms et les exploits des apôtres font toujours battre de respect et d'amour les cœurs de trois cents millions d'hommes, et l'encens de la prière monte incessamment vers ces immortels régénérateurs de l'humanité.

Grande est la joie de l'archéologue quand il lui arrive de découvrir un des vestiges, toujours plus rares, du passage sur la terre d'une des illustrations de l'antiquité. Mais les monuments de tout genre que la vénération universelle entretient et élève chaque jour à la mémoire des apôtres et de leurs enfants dans la foi, qui peut les compter?

Non; même au point de vue humain, nulle gloire n'a égalé, n'égalera jamais la gloire de ces pauvres pêcheurs qui se réjouissaient d'être le rebut de tous, les balayures du monde. Jamais les Crésus, les Césars, n'ont fait circuler autant de richesses, n'ont remué autant de pierres, n'ont exercé autant de ciseaux, de pinceaux et de plumes, que ces pauvres d'esprit qui disaient: Nous n'avons ni or ni argent (1). Tandis que les chèvres broutent les ronces qui croissent sur les palais d'or des Césars et des Lucullus, Rome voit tous les peuples qui sont sous le soleil porter aux tombeaux des apôtres le tribut de leur vénération. Ne trouvez-vous pas que Jésus-Christ a bien tenu la promesse, en apparence absurde, qu'il leur avait faite, de leur donner dans le siècle présent le centuple de ce qu'ils auraient abandonné pour procurer sa gloire et le salut de leurs frères (2)?

D. Oui, certes, et je trouve la réalité au-dessus de la promesse; des millions de temples, d'autels, de chaires, à la place de ces misérables barques et chaumières dont ils

(1) Actes des apôtres, II, 6. (2) Saint Matthien, XIX, 29.

firent le sacrifice; des milliards de chrétiens les saluant de siècle en siècle du nom de pères de leurs âmes, à la place de ces fils à qui ils eussent légué leurs filets, et de ces petits-fils qui les eussent oubliés : c'est là, ce me semble, un peu plus que le centuple.

R. Avouons néanmoins que tous nos témoignages d'admiration et de reconnaissance restent au-dessous du bienfait, et que les gloires du ciel peuvent seules acquitter la dette du genre humain envers ses libérateurs. Que sont, en effet, les exploits des dieux, demi-dieux et héros chantés par la poésie païenne? Que sont les travaux intellectuels, artistiques et militaires les plus vantés par l'histoire grécoromaine, quand on les compare aux travaux des hercules chrétiens affranchissant les hommes de stupides préjugés, de mœurs abominables, ramenant à la vie morale et civile les dix-neuf vingtièmes de notre espèce, et changeant en hôtels-Dieu desservis par des vierges les cirques et les amphithéâtres où l'élite de la société allait savourer les jouissances de l'homicide mêlées aux infamies de la prostitution?

Ce que je tiens surtout à vous faire remarquer dans cette guerre gigantesque, c'est la qualité des assaillants. D'où sortaient ces légions de martyrs, à la parole si éclatante de vérité et de raison, au cœur si intrépide? Elles sortaient de tous les rangs de la société, mais principalement des masses, c'est-à-dire du chenil des esclaves. Beaucoup de maîtres y étaient enrôlés par leurs esclaves, devenus leurs maîtres dans la foi. A côté des Agathe, des Agnès, des Félicité, à qui les persécuteurs reprochaient de souiller leur noblesse et de déshonorer leur famille par la profession d'une religion servile, on voyait les esclaves Blandine, Potamiène, etc., confondre par la noblesse et la solidité de leurs réponses le savoir des magistrats romains, et les réduire à rebattre sans fin cette injonction brutale: Adorez les dieux de l'empire et les images sacrées des empereurs, sinon on vous traitera comme votre Christ! Que devait produire à la longue, je vous le demande, le spectacle incessant de

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