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cette guerre intellectuelle où l'on voyait les esclaves de l'un et de l'autre sexe déployer une science et un courage audessus de l'humanité?

D. C'était là, je pense, une belle protestation contre le proverbe immémorial qui faisait de l'esclave une chose moins vile que nulle, un corps sans âme, peu différent de l'animal.

R. Oui, si vous voulez lire la véritable histoire de la civilisation européenne, prenez en main l'histoire des cinq premiers siècles de l'Église. Vous y verrez en grand ce fait, que je vous donne en abrégé.

Les grands seigneurs de Rome, qui, par la dévastation du monde, avaient fait de leurs familles des nations, selon le mot de Tacite, ne furent pas plutôt chrétiens, qu'ils reconnurent pour enfants et pour frères les innombrables esclaves qu'ils avaient jusque-là considérés comme voués, corps et âme, au culte des intérêts et des vices du maître. Ils travaillèrent eux-mêmes à répandre les lumières et les vertus chrétiennes dans ceux qui avaient résisté jusque-là aux sommations évangéliques. Affranchis au moral, ces enfants de la servitude se préparèrent par la sainteté des mœurs à recevoir l'affranchissement civil. Que d'héritiers, que d'héritières des grands noms et des grandes fortunes de l'empire, après avoir distribué leurs biens à leur immense famille, allèrent à l'église, suivis de huit mille esclaves, comme Pinien, sa femme Mélanie et sa belle-mère Albine, dire à l'évêque : Au nom du Dieu fait esclave pour notre délivrance, recevez l'acte d'affranchissement de ces bons serviteurs, devenus nos maitres par leurs vertus, et daignez nous accorder en échange la livrée des plus pauvres, des plus humbles serviteurs de Jésus-Christ!

Ainsi se cicatrisa au feu de la charité chrétienne la plus affreuse plaie de l'ancienne société.

Quand le monde barbare, se ruant sur l'empire romain, y eut reconstitué de nouveau la division de la famille humaine en seigneurs très-hauts et en hommes de néant, com

ment les successeurs des apôtres minèrent-ils cette œuvre de l'orgueil et de la cupidité des vainqueurs ?

Renouvelant les prodiges des anciens jours, ils déterminèrent, non pas quelques seigneurs, mais des rois, de grands princes, à descendre par vingtaines des splendeurs du trône, pour se placer sous le gouvernement de leurs serfs, dans l'humilité et la pauvreté du cloître. Ce fut par ces folies des grands, par ces menées de l'affreuse ambition des prêtres et des moines, pour parler comme nos libres penseurs, que la civilisation chrétienne se dégagea triomphante du chaos du moyen âge.

Que si cette même civilisation court aujourd'hui d'immenses dangers par le débordement, dans toutes les couches sociales, des trois affluents de la barbarie, l'orgueil, la cupidité, le sensualisme, vous comprenez déjà, et vous comprendrez toujours plus, à mesure que nous avancerons dans ces études, que l'unique antidote contre la barbarie est dans la foi pratique à la loi de Jésus-Christ.

CHAPITRE V.

Dernière observation sur ce qui distingue la doctrine et la vie de Jésus-Christ de toute autre vie et doctrine.

D. En quoi consiste ce trait distinctif?

R. Ce trait, c'est l'universalité.

Aucun homme avant Jésus-Christ n'avait rêvé l'enseignement de tous les peuples. Moïse excepté, on ne trouve même ni philosophe ni législateur qui ait jugé possible l'instruction générale d'une nation, Les anciens sages n'ouvraient leurs écoles qu'à un petit nombre de disciples. Les castes sacerdotales de l'Égypte, de la Perse, de l'Inde, faisaient de la science des choses divines et humaines un arcane impénétrable au vulgaire. Les législateurs religieux et politiques ont tous borné leurs vues à l'éducation, à

l'agrandissement d'une race. Dans cette race, ils ont consacré la domination plus ou moins absolue d'une classe privilégiée. L'homme national, l'homme civil et politique a surtout fixé leur attention, et la religion est entrée dans leur plan comme moyen et non comme but. Aussi ceux d'entre eux qui ont visé à la conquête, comme Numa et Mahomet, n'ont formé que des destructeurs qui ont dit aux autres peuples: Devenez Romains, Arabes, Turcs, ou cessez d'être !

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Allez, dit Jésus-Christ à ses apôtres, enseignez toutes les nations qui sont sous le soleil; ramenez-les à l'unité de pensée et de pratique en matière de religion; faites qu'elles ne soient qu'un cœur et qu'une âme; mais respectez dans leurs coutumes, dans leurs institutions civiles et politiques, tout ce qui n'est pas incompatible avec ma loi.

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En effet, cette loi jalouse, qui trône en souveraine dans la conscience, qui n'y souffre ni pensées ni désirs contraires à ses prescriptions, qui de là s'infiltre dans les moindres détails de la vie individuelle, domestique et civile, pour les régler, n'en laisse pas moins une grande liberté d'allures à l'homme civil et politique. Inflexible sur le point de l'unité religieuse, c'est-à-dire dans la soumission aux articles de croyance et de morale qu'elle juge nécessaires au perfectionnement moral de l'homme, cette loi évite la manie de réglementer, d'uniformiser l'homme extérieur, manie qui tend à effacer, soit dans les individus, soit dans les nations, ce qui constitue leur caractère propre, leur physionomie. Aussi l'Évangile est-il de toutes les lois religieuses la seule qui ait pu porter les peuples à s'unir, à s'entendre, sans s'asservir ni se confondre.

Ce caractère absolument à part de la loi évangélique ne serait-il point un signe de son origine surhumaine?

D. Il y a bien là, en effet, quelque raison de soupçonner que cette loi est l'œuvre, non d'un Juif, non d'un Grec, non d'un Romain, non d'un Européen, non d'un Asiatique, mais du Père commun des hommes et des peuples.

R. En y réfléchissant bien, vos soupçous se changeront en certitude. Je passe à une seconde considération.

L'universalitė ne resplendit pas moins dans la vie personnelle de Jésus-Christ. Depuis l'étable de Bethleem jusqu'au Calvaire, cette vie résume en soi la vie humaine avec tous ses contrastes, toutes ses péripéties.

Vous voyez là une naissance qui offre le maximum de la misère et de la grandeur: un berceau, ou plutôt une crèche entourée d'hommages, d'adorations, de présents, partis de près, de bas, de très-haut, de très-loin; une crèche sur laquelle éclatent de longs, de terribles orages.

Plus tard que voyez-vous? L'enfant obscur d'un obscur ouvrier, que nous trouvons un jour au milieu des docteurs, les émerveillant par ses questions et ses réponses, et qui de là regagne le pauvre atelier, où il attend sa trentième année dans le travail et l'obéissance.

Sa vie publique représente la vie du pontife des pontifes et la vie du plus bas placé des ministres de la religion; la vie du prince, du grand, recherchés de tous, et la vie du mendiant qui n'a pas un lieu où reposer sa tête. Il nourrit des multitudes, et laisse ses disciples apaiser leur faim avec des épis à demi mûrs. Le voilà assis à la table des riches, leur donnant de sévères leçons; le voilà assis sur la margelle du puits de Jacob, demandant un verre d'eau à la Samaritaine et lui administrant la parole de vie.

Lui dont la morale si pure fait frissonuer même ses disciples, il accueille avec une admirable tendresse les pécheurs et les rebuts de la société. Il prend leur défense contre ceux qui les accusent; il parle des grandes réjouissances que leur retour produit dans le ciel, et se contente de leur dire: Allez, ne péchez plus.

Enfin, dans les trois derniers jours de cette vie incom→ parable, vous trouvez la marche triomphale du héros allant recevoir la couronne au milieu des acclamations d'un peuple ivre d'enthousiasme, et l'affreuse agonie du con

damné, subissant dans l'âme et le corps toutes les tortures imaginables, et marchant au dernier supplice au milieu des huées d'une multitude avide de son sang.

Il n'y a personne au monde qui, en étudiant cette vie, ne puisse se dire chaque jour : Voilà ce que Jésus-Christ a dit et fait en semblable circonstance.

Voulez-vous prendre une idée des leçons diverses que les grands esprits puisent dans la vie de l'Homme-Dieu, selon les divers auditeurs auxquels ils s'adressent ? Écoutez quelques phrases de deux profonds penseurs, du commencement, l'un du cinquième siècle, l'autre du dix-neuvième.

Dans un catéchisme aux pauvres paysans de son diocèse, voici comment saint Augustin rendait raison de la vie de Jésus-Christ. Après un tableau historique de ce que Dieu a fait dès l'origine pour préparer la venue de son Fils et la conversion des hommes de la vie de la chair à une vie nouvelle, il continue ainsi : « En se faisant homme, le Seigneur Christ a dédaigné nos biens terrestres pour nous les faire mépriser, a embrassé tous nos maux pour nous porter à les souffrir, montrant ainsi que le bonheur n'est pas dans ceux-là, ni le malheur dans ceux-ci. En naissant d'une mère qui, quoique toujours vierge (vierge dans la conception, vierge dans l'enfantement, vierge jusqu'à sa mort), était cependant mariée à un artisan, il a étouffé le fol orgueil de la noblesse charnelle. En naissant dans la ville de Bethleem, la plus petite des villes de la Judée, et qui aujourd'hui encore est un village, il a voulu que personne ne se glorifiat du lieu de sa naissance. Il a voulu être pauvre, lui le maître et le créateur de toutes choses, afin que nul de ceux qui croient en lui n'osât s'enorgueillir de ses richesses. Quoique toutes les créatures reconnaissent son éternelle royauté, il n'a pas voulu être fait roi par les hommes, parce qu'il venait ouvrir le chemin de l'humilité aux misérables que l'orgueil avait révoltés contre lui. Il a souffert et la faim et la soif, celui qui nous nourrit, qui nous abreuve tous. On a vu harassé de fatigue sur les

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