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Transportons-nous au cœur de la civilisation hindoue et sous le drapeau de la Compagnie des Indes; nous trouverons, dans le district de Visagapatam, les Condes, population douée d'un très-beau caractère, mais qui a, comme les anciens maîtres du monde, l'habitude d'élever de nombreux troupeaux de jeunes gens pour les boucheries publiques et privées, à cette différence près, que les Romains massacraient les hommes pour s'amuser et tuer le temps, comme dit Sénèque, au lieu que les Condes ne se déterminent à ces abominables sacrifices que pour attirer la bénédiction des dieux sur leurs champs et leurs familles. Ils tiennent si bien à cette immémoriale et religieuse habitude, que, plutôt que d'y renoncer, ils paraissent résolus à se faire exterminer par l'armée anglaise (1).

Voilà un petit aperçu de ce que les hommes savent faire quand ils ne se conduisent que par les nobles inspirations de leur raison et de leur conscience naturelle.

D. Cela est affreux sans doute; mais on dira que vous allez prendre vos exemples bien loin.

R. Voulez-vous donc que je prenne mes exemples au cœur de la civilisation européenne; que j'ouvre les annales

«Ma mère ! ah! elle a été étranglée. » Et si nous ajoutons : « Quel_malheur! quel crime!» ils répliquent aussitôt : « Pourquoi mon père est-il mort? Puis, qu'il était mort, il fallait bien étrangler ma mère. » Annales de la propaga. tion de la foi, lettre du P. Rougeyron, numéro de septembre 1851, p. 377.

(1) << Tont prétexte est bon pour cette boucherie: un fléau public, un maladie grave, une fête de famille, une noce, etc. Huit jours avant le sacrifice, le malheureux qui doit en faire les frais est garrotté; on lui donne à manger et à boire ce qu'il désire. Pendant cet intervalle, les villages voisins sont invités à venir prendre part à la fête. Lorsque tout le monde se trouve réuni, on conduit la victime au lieu du sacrifice. En général, on a soin de la mettre dans un état d'ivresse; après l'avoir attachée, la multitude danse à l'entour, el, au signal donné, chaque assistant court couper un morceau de chair qu'il em porte chez lui; la victime est dépecée toute vivante. Le lambeau que chacun en détache pour son propre compte doit être palpitant; ainsi chaud et saignant, il est porté en toute hâte sur le champ qu'on veut féconder. » Lettre de Monseigneur Neyret, vicaire apostolique de Visagapatam, ibid., p. 403. — Les lecteurs habituels des Annales verront que je ne me suis pas donné la peine de compulser la grande collection, et qu'entre des milliers de faits semblables et encore plus atroces, j'ai pris les derniers tombés sous ma main.

de la république de 92, 93, 94; que je mette à contribution Prudhomme et ses plus modérés abréviateurs (Histoire générale des crimes commis pendant la révolution); que je vous cite les exploits des représentants du peuple dans les départements, écrits par eux-mèmes? Voulez-vous, en un mot, que je vous montre, chez la nation la plus généreuse et la plus compatissante de notre continent, des scènes de férocité que n'éclaira peut-être jamais le soleil de la Chine et de l'Océanie? Ou bien auriez-vous oublié certains récits qui nous faisaient frissonner il y a un an, et qui prouvent que les régénérateurs de 1852, s'ils en avaient eu le temps, eussent fait regretter les bourreaux de 93? Voudriez-vous m'obliger à soulever un coin du voile que la justice humaine a eu raison d'étendre sur certaines particularités?

Non; j'aime mieux vous dire comment une bonne éducation ne réussit pas seulement à empêcher les hommes de devenir pires que les tigres, mais en fait de dignes images de leur Père qui est aux cieux.

CHAPITRE II.

Que, pour rendre les hommes capables de quelque bien, il importe de ne pas leur donner le monde à refaire.

D. La méthode éducationnelle qui vise à peupler la société de génies créateurs est trop absurde, ce semble, pour mériter une réfutation sérieuse.

R. Si absurde qu'elle soit, cette méthode n'en est pas moins extrêmement séduisante, comme le prouve l'effrayant succès de la devise révolutionnaire: La société actuelle est bonne à brûler, faisons monde neuf! Ne soyons pas surpris des sympathies qu'elle trouve dans notre cœur. Nous naissons tous mécontents de notre condition présente et passionnés pour le changement. La raison en est dans l'amour aveugle, mais ardent, du bonheur; amour que Dieu lui

même a mis dans le fond de notre âme, comme le signe de notre grandeur et l'aiguillon qui doit hâter notre marche vers le but élevé qu'il nous assigne.

Dites aux hommes que la marche de ce monde est détestable, que le désordre et la misère y ont une trop large part vous serez cru du grand nombre, car vous ne direz rien que ne sente toute âme non ensevelie dans l'ivresse des plaisirs. Ajoutez, avec les réformateurs révolutionnaires, qu'il ne tient qu'à nous d'y créer un meilleur état de choses, et que notre bonne mère la nature est assez libérale pour assurer le bonheur de ses enfants, si ceux-ci veulent jouir pleinement de ses dons par une organisation sociale plus conforme à ses vœux : ce sera là une absurdité, nulle organisation sociale ne pouvant nous délivrer des fléaux de notre bonne mère, ni du joug pesant de l'ignorance, des maladies et de la mort. Cependant le succès de cette absurdité est assuré dans les masses que n'éclaire plus la foi chrétienne. Essayons! diront les moins crédules, et l'essai paraîtra incomplet tant qu'on n'aura pas ramené l'age d'or sur la terre par l'extermination des prétendus ennemis des vœux de la nature.

La fièvre des révolutions agitera donc notre espèce, et les théories sociales les plus chimériques, les plus monstrueuses, trouveront créance aussi longtemps que nos systèmes d'éducation fomenteront, au lieu de combattre, l'erreur la plus folle, la plus inhumaine, mais aussi la plus chère au cœur des mortels.

D. Quelle erreur ?

R. Celle-ci : Les hommes sont au monde pour jouir.

Cette erreur est la plus folle, démentie qu'elle est par l'expérience de tous et de chacun. En promenant nos regards sur ce globe, où les générations humaines se succèdent avec la rapidité de l'éclair, que voyons-nous ? Cent millions d'enfants qui remplissent de leurs cris les palais comme les chaumières et payent chaque année une forte dîme à la mort. Deux cents millions d'autres, qui

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cessent de désoler leurs nourrices pour désoler les maîtres chargés de leur infliger le supplice de l'instruction. Quatre à cinq cents millions d'hommes de vingt ans à soixante, condamnés à un travail de forçat, et dont les plus tourmentés sont ceux qui, à l'abri des persécutions du besoin, n'ont affaire qu'au démon de l'ennui. - Quelques cent mille vieillards, tremblant sous le coup de la catastrophe qui termine toutes les existences. C'est bien sur le triste ossuaire où notre vie s'écoule pleine de douleurs et de déceptions, entre les vagissements du berceau et les horreurs du sépulcre, qu'il convient de nous dire : Jouissez !

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Cette erreur est la plus inhumaine. C'est elle qui créa la politique barbare de l'antiquité, immolant vingt hommes aux jouissances d'un seul. C'est elle qui a fondé et qui soutient le despotisme asiatique et la barbarie musulmane, qui font du pouvoir politique le droit de dévorer les peuples, de la femme une marchandise, de ses enfants un troupeau d'eunuques. Inhumaine envers les petits et les faibles, qu'elle livre à l'exploitation des forts, cette erreur n'est pas moins fatale aux oppresseurs qu'aux victimes. Le créateur de la société a voulu que le méchant fût le premier à souffrir du mal qu'il fait aux autres. Sénèque l'a très-bien dit : La méchanceté est condamnée à boire la plus grande partie de ses poisons (1). La passion des jouissances égoïstes et sensuelles est un enfer anticipé, une torture de l'âme et du corps, qui, rendant l'homme aussi insupportable à lui-même qu'à ses entours, le dispose à la manie du suicide ou du meurtre. La fureur des Romains pour les spectacles de sang ne fit que grandir avec leur sensualisme. En lisant l'histoire des plus abominables tyrans, depuis Tibère, Néron, jusqu'à Henri VIII, on voit que les excès de leur cruauté ne s'expliquent que par les excès de leurs souffrances morales, comme celles-ci ne

(1) Malitia ipsa maximam partem veneni sui bibit. (Ép., LXXXI.)

s'expliquent que par l'excès de leur lubricité. Porter les hommes à l'amour des jouissances terrestres, c'est donc les pousser à la barbarie, et là où le christianisme a popularisé le principe de l'égalité des droits, c'est prêcher l'égorgement général.

Cependant l'erreur qui fait de ce monde un lieu de délices est la plus chère à notre cœur. La soif de jouir nous dévore dès le berceau, produit les vaines agitations de l'enfance, les coupables égarements de la jeunesse, les menées ambitieuses et subversives de l'âge mûr, les crimes que la justice punit et ceux que l'opinion couronne. Cette soif, tout conspire à l'exciter, à l'entretenir. Que montre-t-on à l'enfance, à l'adolescence, pour vaincre leur dégoût du travail? Les jouissances honnêtes de la famille, du collége, puis la perspective des grandes jouissances que réserve le monde à quiconque se recommande par la culture de l'esprit et des qualités brillantes. Quand, par une expérience fatale à sa vertu, à sa santé, à sa fortune, le jeune homme a savouré les joies amères du monde, et que le désenchantement commence, arrivent deux nouveaux enchanteurs : le roman littéraire, qui crée des passions héroïques et heureuses pour la consolation de ceux que les passions ont avilis et désolés; le roman révolutionnaire, qui dit : La société n'est bonne qu'à faire des malheureux; travailler à sa destruction, c'est ton intérêt, c'est le vœu de l'humanité.

Au milieu de ce concert de voix trompeuses qui peuplent le monde d'esprits extravagants, furieux, la religion de Jésus-Christ travaille seule à dissiper nos folles illusions sur la vie et à nous faire entrer dans le chemin du vrai bonheur. Pour utiliser le temps et les forces immenses que nous dépensons en projets funestes à notre repos et à celui de nos frères, elle nous dit : « Que vous servirait d'avoir conquis ce monde qui nous échappe, si vous veniez à perdre votre âme? Qui d'entre vous peut ajouter une ligne à sa taille, une minute à la durée de sa vie? Mais si vous êtes impuissants à changer votre constitution physique, à

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