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R. Oui, depuis la révolution de 1688, l'Angleterre parlementaire jouit d'une liberté sans limites, puisque, se gouvernant elle-même au spirituel et au temporel, elle ne reconnaît aucun pouvoir dont elle ne soit la source.

Mais qu'est-ce que l'Angleterre parlementaire ? Ce sont les trente mille chefs de famille qui, avec le sol de la Grande-Bretagne, possèdent à perpétuité tout ce qui, d'a-près le système féodal, adhère au sol: les priviléges de siéger au parlement, de rendre la justice, d'occuper les trônes spirituels de l'Église établie par la loi. L'Angleterre parlementaire, c'est l'aristocratie féodale, mais délivrée du contre. poids que lui avait donné le moyen âge dans le pouvoir monarchique et le pouvoir religieux; c'est la noblesse territoriale maîtresse de tous les pouvoirs, de tous les moyens d'influence, et gouvernant sans contrôle, en matière religieuse et politique, au nom d'une royauté honorifique (2).

D. Mais les classes bourgeoises et populaires ne sontelles pas représentées au parlement par la chambre des communes ?

R. Représentées en peinture, oui; en réalité, non. Quiconque a un peu étudié la constitution anglaise et son système électoral, sait que la chambre des communes n'a jamais été qu'une doublure de la chambre des lords, n'a jamais représenté sérieusement d'autres intérêts que ceux de l'aristocratie territoriale. Ce n'est que depuis la réforme électorale de 1832, qui a doublé le nombre des électeurs, que l'élément bourgeois ou industriel a pu pénétrer dans l'enceinte parlementaire, s'y fortifier par de nouvelles concessions, et y produire aujourd'hui, pour la première fois, ces tiraillements intestins, cette quasi-impossibilité de gouverner, qui appellent de nouvelles réformes, c'est-à-dire la fin de la constitution anglaise. Mais il n'en est pas moins notoire que, jusqu'à ce jour, les libertés politiques de l'Angleterre ont été le monopole de ses land-lords (seigneurs

(1) V. ce que j'ai dit de la constitution anglaise, dans la Science sociale, liv. III, ch. 9.

des terres), et qu'un de ses orateurs avait raison de dire naguère en plein parlement : « Ne confondez pas la chambre des lords, qui est une partie de l'aristocratie, avec l'aristocratie elle-même. Il y a autant d'aristocratie dans la chambre des communes que dans la chambre des lords (1). »

Il est juste de dire que, en centralisant dans ses mains la liberté de posséder le sol et de gouverner, l'aristocratie anglaise a sagement évité la centralisation administrative et laissé au peuple de grandes libertés civiles et municipales. « Tout le monde y concourt à l'administration, excepté le gouvernement lui-même (2). » Mais, avec tout cela, le peuple anglais n'est pas chez lui. Comme aux jours de la conquête, il habite un sol dont il ne peut être que le fermier. Il ne peut y élever une habitation sans la concession du seigneur terrien, et cette concession est limitée par la loi au terme de quatre-vingt-dix-neuf ans. Avec toutes ses franchises municipales, il n'en est pas moins réglementé absolument, dans ses intérêts religieux et civils, par un parlement qui dit: Je peux tout, excepté faire qu'une femme soit homme.

Que cette constitution politique soit chère au petit nombre de seigneurs qu'elle fait rois; qu'elle soit encore chère à la classe moyenne, qui, par un rapide avancement dans la carrière de la fortune ou des emplois, peut se flatter de l'espoir de prendre rang dans l'aristocratie territoriale, on le comprend. Que les masses populaires aient glorifié jusqu'ici cette constitution et cru bonnement à leur liberté religieuse et politique, cela s'explique encore, le peuple croyant tout ce que lui répètent les classes supérieures, quand celles-ci ont en main le gouvernail religieux. Mais comment expliquer l'engouement des nations catholiques, affranchies depuis longtemps des principes de la féodalité, pour la constitution anglaise fondée uniquement sur ces

(1) M. Bulwer, cité par M. Faucher, Études sur l'Angleterre, tom. II,

p. 416.

(2) Ibid., tom. I, introd.,' p. xxix.

principes? Le règne, en France, du philosophisme religieux et politique, l'école anglomane de Voltaire et de Montesquieu, et le zèle machiavélique des Anglais pour fomenter sur le continent le feu des révolutions religieuses et politiques, sont la seule explication possible d'une telle aberration. Au reste, l'anglomanie n'a été qu'une épidémie bourgeoise, mais une épidémie qui, en soulevant les passions populaires, mène l'Europe à un déluge de sang.

D. Il y a eu, sans doute, beaucoup de maladresse dans l'emprunt que l'on a fait aux institutions anglaises; mais parce qu'on a abusé du système représentatif, doit-on en méconnaître les avantages?

R. Non; tout bon gouvernement est nécessairement représentatif des intérêts réels et généraux de la nation gouvernée; il doit faveur et protection à toutes les libertés qui tendent au progrès des lumières, de la moralité, de l'aisance; il doit être la reproduction fidèle de l'état social de cette nation, de sa foi religieuse, de ses mœurs, de ses habitudes, de ses instincts.

Or voilà des peuples catholiques chez lesquels la marche progressive de la civilisation chrétienne a effacé jusqu'au souvenir du régime féodal, a fait entrer avant dans les cœurs et consacrer par les lois l'égalité des droits civils, l'accessibilité de tous à la propriété foncière, aux plus hautes dignités militaires, administratives, judiciaires, ecclésiastiques, et a réduit la noblesse du sang à des titres purement honorifiques. Vous allez donner à ces peuples les institutions d'un peuple essentiellement aristocratique, vivant encore de la vie du moyen âge, toujours attaché à l'axiome barbare Tant vaut la terre, tant vaut l'homme; peuple régi absolument par l'autocratie parlementaire, entre un fantôme de monarchie et un fantôme d'Église! Faites toutes les modifications imaginables à ces institutions, elles n'en seront pas moins un contre-sens, un barbarisme politique.

Restreindrez-vous, comme ont fait de prime abord les pays constitués à l'anglaise, l'exercice des droits politiques

:

à la classe des notables de l'impôt et de la patente? D'une nation vous en faites deux la nation affranchie qui parle, commande, gouverne, et la nation ilote qui travaille, paye et obéit en silence. Ce partage insultant pour la conscience chrétienne, vous le décrétez dans cette même charte qui proclame l'égalité de tous les citoyens et l'abolition de tous les priviléges (phrase qu'on ne manque jamais d'enchâsser dans les symboles constitutionnels); quelle impudence!

L'aristocratie que vous avez ainsi créée d'un trait de plume, par là même qu'elle n'a aucune racine dans le sol, ni dans l'opinion, sera essentiellement révolutionnaire, oppressive, rapace. L'œil toujours levé sur leurs modèles des bords de la Tamise, vos représentants-singes n'auront pas de repos qu'ils n'aient démoli les deux grands obstacles à l'omnipotence parlementaire : la popularité du pouvoir royal et l'influence de la religion catholique. Ils couleront bas l'une et l'autre par la sécularisation, soit la corruption de l'instruction publique, par les déclamations de la tribune, par des mesures législatives perfides ou violentes, par les éructations immondes de la presse.

En même temps qu'ils élèveront leur autocratie absolue sur les ruines de la monarchie et de la religion, vos cinq ou six cents despotes triennaux ou quinquennaux voudront profiter de leur passage au pouvoir pour s'adjuger des listes civiles et se faire des créatures. Encore plus affamés d'or que de puissance, et n'ayant pas à leur disposition, comme les seigneurs anglais, les terres de la Grande-Bretagne et les immenses possessions de la compagnie des Indes, ils devront exploiter en grand la mine du budget, créer l'Eldorado des pensions, des sinécures, des emplois, constituer l'aristocratie bureaucratique; aristocratie cent fois plus tracassière et oppressive que l'aristocratie anglaise, puisqu'elle absorbe toutes les libertés administratives, municipales, et lève sur le sol une dime plus pesante que celle de l'Église anglicane.

Chaque chef de parti qui s'élève avec son état-major aux

trônes ministériels, y arrive avec des engagements envers son monde, engagements qu'il faut remplir. D'ailleurs, il a besoin d'hommes nouveaux pour faire de grandes choses, dont la première est de sauver l'État; car il est reçu, en pays constitutionnel, que l'État périclite chaque fois qu'un ministère agonise et qu'il doit être sauvé par le nouveau ministère. Les sauveurs se succèdent avec tant de rapidité que, dans un petit royaume tel que le Piémont, les cadres de l'armée, de la magistrature, de l'administration, offriront un personnel capable de commander, de juger, d'administrer la moitié de l'Europe. En somme, la nation privilégiée des électeurs se composera de fonctionnaires en expectative, de fonctionnaires en activité, de fonctionnaires en retraite.

Tel a été, et tel devait être le premier résultat de l'introduction, chez les nations catholiques, d'une forme de gouvernement étrangère et antipathique à leur constitution religieuse et sociale.

D. Il y a du vrai dans ce tableau; mais on dira que vous n'avez peint que le mauvais côté du gouvernement représentatif.

R. Ne confondez pas, comme on fait trop souvent, le gouvernement représentatif lui-même avec la forme spéciale qu'il a revêtue en Angleterre. Le propre du régime représentatif est de tempérer l'exercice du pouvoir politique suprême, de le contenir dans de justes bornes par certaines lois fondamentales, par la défense, entre autres, d'établir de nouveaux impôts sans le consentement de la nation. Tout peuple qui ne veut pas être taillable à merci et soumis sans réserve au bon plaisir de ceux qui le gouvernent, doit posséder dans son organisation politique et administrative des institutions propres à éclairer le pouvoir suprême, à le seconder dans l'accomplissement de ses devoirs et à le préserver des excès par lesquels il court à sa ruine et y entraîne la nation. Mais il est évident que ces institutions ne peuvent être partout les mêmes, et que les meilleures sont

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