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toujours celles qui s'adaptent le mieux à l'état social d'un peuple.

Le gouvernement par deux chambres, l'une héréditaire, l'autre élective, avec la liberté de la presse, le jury, etc., était, pour l'Angleterre, une forme de système représentatif sanctionnée par les siècles; et cette forme n'avait duré que parce qu'elle était l'expression naturelle de la société anglaise, c'est-à-dire d'une aristocratie compacte, extrêmement riche, conservatrice, régnant sans contrôle et sans partage, à l'aide d'une royauté fantastique et d'une religion esclave. Transporter cette forme de gouvernement chez des nations catholiques par religion, monarchiques par habitude et par instinct, égalitaires par les mœurs et par les lois, c'était, comme je vous l'ai fait voir, y semer à pleines mains la division et l'anarchie, Toute forme gouvernementale tendant à se consolider en réalisant l'ordre social qu'elle représente, les partisans du gouvernement parlementaire devaient nécessairement entreprendre de former à l'effigie de l'Angleterre les pays dotés d'une constitution anglaise. Y asservir et annuler le pouvoir religieux et le pouvoir monarchique, protestantiser les masses et les courber sous le joug d'une aristocratie bureaucratique : telle est l'œuvre à laquelle ils ont constamment travaillé, à laquelle ils travaillent encore (plusieurs à leur insu) dans les pays soumis à leurs manipulations. Et remarquez bien, je vous prie, que ce n'est point là abuser des libertés constitutionnelles anglaises, mais que c'est les comprendre et les appliquer. Or vouloir protestantiser et aristocratiser des nations catholiques, c'est les pousser au socialisme, et je pense que vous en voyez la raison.

D. Je m'explique le socialisme, qui est la haine de tout gouvernement, par l'exaspération qu'a produite dans les masses le spectacle du gâchis et des scandaleuses profusions du régime parlementaire.

R. Sans doute, l'exaspération dont vous parlez a beaucoup contribué au succès du socialisme; mais il ne faut pas

croire que celui-ci soit un simple accès de rage contre les gouvernements. Qu'est-ce que le socialisme? C'est le despotisme parlementaire transporté de la bourgeoisie à la partie révolutionnaire des masses, par le suffrage universel. Chez des peuples formés par le catholicisme à l'esprit d'égalité en matière de droits civils, on ne pouvait proclamer le dogme de la souveraineté nationale, comme a fait le libéralisme anglomane, sans se voir obligé, une fois ou l'autre, d'étendre à l'universalité des citoyens l'exercice des droits politiques. Or les majorités créées par le suffrage universel devaient naturellement marcher sur les traces des majorités issues du suffrage restreint. Le parlementarisme bourgeois n'ayant rien négligé pour démolir ce qui lui faisait ombrage, l'influence religieuse et l'influence monarchique, et former une société indifférente à tout, excepté au culte de l'or et des jouissances, le parlementarisme populacier ne pouvait manquer de proscrire la bourgeoisie, de décréter le nivellement des fortunes, c'est-à-dire l'égorgement général.

Le socialisme pillard et égorgeur n'est donc point un accident; c'est la conséquence rigoureuse et parfaitement logique de l'emprunt que l'on a fait à l'Angleterre de ses institutions féodales, rétrogades, et de ses libertés mensongères. Cette affreuse conséquence, comment l'a-t-on évitée en France, comment l'évitera-t-on ailleurs? En se réfugiant sous la dictature monarchique. Voilà donc les progrès politiques que l'Europe doit au protestantisme. Aujourd'hui, comme au seizième siècle, il oblige encore les nations chrétiennes à s'estimer heureuses de trouver des épées qui leur garantissent la liberté de vivre.

CHAPITRE V.

Que les progrès réels des nations protestantes dans l'ordre matériel n'ont rien qui doive exciter l'envie des nations catholiques.

D. Vous avouez, toutefois, que, dans l'ordre matériel, il y a eu réellement progrès, et que les enfants de la Réforme ont développé plus d'activité et d'intelligence dans les affaires de la vie présente. Or pourquoi n'y aurait-il pas là un objet de louable émulation pour les nations catholiques?

R. Expliquons d'abord la supériorité agricole, manufacturière, commerciale, financière, qu'on nous vante, avec plus ou moins de raison, dans les États en majorité protestants, tels que l'Angleterre, les États-Unis, la Hollande.

Les hommes sont généralement passionnés pour la richesse, pour tout ce qui contribue à embellir leur existence terrestre. Si rien dans leur âme ne fait contre-poids à cette inclination, ils s'y livreront tout entiers, et vous verrez des merveilles.

L'unique contre-poids à la passion des richesses, c'est la foi, mais la foi vive, aux trésors éternels qui sont à l'abri de la main des voleurs et des corrosions des teignes et de la rouille; c'est la foi vive et pratique aux obligations que la richesse impose à celui qui la possède, s'il veut éviter les horreurs d'une éternelle indigence et le sort du mauvais riche. Otez cette foi vive qui lie les âmes, et donnez à chacun le droit de se faire sa foi religieuse, ou confiez le soin de prêcher l'Évangile à des officiers en habit noir de sa majesté le roi ou la reine; il arrivera infailliblement que les maximes de Jésus-Christ sur l'esprit de désintéressement et de charité, que ses anathèmes contre les excès de l'avarice et du luxe, deviendront une lettre morte, un non-sens. La pauvreté sera réputée le vice des vices, et il n'y aura pas d'autre religion commune que celle de l'or.

De là, dans toutes les classes, un immense, un incessant effort vers la production de la richesse. L'agriculture demandera à la surface de la terre tout ce qu'elle peut donner. L'industrie fouillera les entrailles du globe et y ensevelira de nombreuses populations, pour en extraire les métaux et le combustible. L'art manufacturier s'enrichira des procédés les plus économiques, et s'appliquera à généraliser et irriter les appétits du luxe par le perfectionnement et le bon marché de ses produits. Le commerce couvrira les routes de ses wagons, les mers de ses vaisseaux, pour écouler les créations de l'industrie et lui procurer les matières premières. Le gouvernement sera entraîné dans le mouvement général; il devra mettre sa politique et ses canons au service de l'industrie et du commerce, et n'adopter, dans ses rapports avec les nations étrangères, d'autre morale que celle de l'intérêt matériel.

N'est-ce pas là ce que nous voyons dans les États protestants dont on nous vante les progrès, notamment dans l'Angleterre ?

D. Oui; mais, au point de vue terrestre, quel mal voyez-vous dans ce progrès vers le bien-être?

R. Je vois qu'un effort aussi violent vers le bien-être ne fait que des victimes, et que, s'il profite à quelqu'un, c'est à l'ennemi du genre humain. Je vois et j'espère vous faire voir que cette marche désordonnée produit d'énormes misères dans le présent et provoque de grandes catastrophes dans l'avenir.

Commençons par un coup d'œil sur le bien-être dont jouissent les élus de la richesse dans ces pays fortunés. Que fait de ses revenus, qui surpassent les listes civiles de nos souverains, l'aristocratie anglaise? « Son activité s'emploie, nous dit M. Faucher, à convertir l'Angleterre en parcs et en prairies, qu'elle dépeuple d'hommes pour les couvrir de bétail et de gibier. Elle construit des chàteaux, ou forme des galeries de tableaux, des bibliothèques, des collections scientifiques. Elle tourmente ses richesses

jusqu'à ce qu'elle finisse par le suicide ou par l'ennui (1).

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Au-dessous de la classe des bienheureux, condamnés à tourmenter leurs richesses pour n'être pas tourmentés de l'ennui jusqu'au suicide, que voyons-nous? La classe, beaucoup plus nombreuse, des poursuivants de la richesse, obsédés nuit et jour par le démon du calcul et du travail. Partout ailleurs, la moitié de ces hommes seraient d'honnêtes Crésus qui, retirés des affaires, jouiraient en paix de leurs revenus, et tourneraient leur activité vers la culture des lettres, des sciences, des beaux-arts, et les œuvres de bienfaisance privée ou d'utilité publique. Mais là où l'homme ne vaut que ce qu'il possède, et ne sort pas de la vulgarity, à moins qu'il n'ait un million de revenu, la richesse n'est qu'un moyen de s'enrichir, et il n'y a de repos ni pour le capital ni pour le capitaliste. Aussi, quel air fiévreux, affairé, quelles mines froides, soucieuses, quel silence, dans ce peuple de spéculateurs! Quoi de plus triste que ces villes enfumées, où l'on n'entend que les grincements du fer, le bruit monotone des métiers et le sifflement de la vapeur !

Le sentiment du bien-être, qui se manifeste par l'apaisement des désirs, n'est donc pas dans cette classe. Ce sont là néanmoins les hauts et puissants seigneurs de l'industrie, car celle-ci s'est constituée à l'état féodal comme la propriété territoriale, selon la remarque de M. Faucher. « Une filature, une mine, un haut fourneau, est une véritable baronnie, dont le propriétaire, commandité par les banques et gouvernant à l'aide des machines l'eau et le feu, a une autorité moins arbitraire, mais plus absolue, sur ses ouvriers, que le seigneur du moyen âge sur ses vassaux. Les ouvriers sont enrégimentés, et rien ne ressemble plus à une colonie militaire que ces colonies industrielles, dont la manufacture est comme la citadelle, la cheminée de la machine le drapeau, et où le manufacturier, en admettant

(1) Études sur l'Angleterre, tom. I, p. 47

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