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la terre, les eaux. Délivrées de leurs ennemis, les espèces herbivores se multiplieraient à l'infini, ne laisseraient pas un seul végétal debout, et périraient bientôt elles-mêmes, avec la famille humaine, sur une terre désolée. Qu'il suffise de citer la petite expérience de l'Angleterre et de la Prusse, qui, sur la foi de quelques théoristes, mirent à prix la tête des moineaux, comme gaspilleurs des fruits et des grains. L'œuvre de proscription était à peine achevée que, les arbres et les moissons fourmillant de vers et de chenilles, il fallut rappeler en toute hâte les grands destructeurs des vers et des chenilles.

Reconnaissons donc que la guerre que se font les animaux, réglée par une sagesse supérieure, est une condition d'ordre et de vie pour nous et pour les parties belligérantes. Nos luttes quotidiennes contre les animaux appelés malfaisants ne nous sont pas moins avantageuses comme moyen d'éducation.

Selon la belle observation de saint Augustin: Autant l'homme est social par le fond de sa nature, autant il se montre insociable par ses vices (1). Entre ces vices il en est surtout deux qui, par l'impatience du frein et de toute gêne, tendent à isoler les hommes et à les livrer aux brutales inspirations d'un égoïsme aveugle. Orgueil et paresse, tels sont les deux traits caractéristiques des tribus sauvages de l'Amérique et de l'Océanie, telle est la source des obstacles humainement insurmontables qu'ils opposent à leur civilisation. Orgueil et paresse, tel est encore le principe générateur des hordes de sauvages, bien plus redoutables, qui mettent en péril la civilisation de l'Europe.

Que si on trouve chez les premières quelques connaissances utiles, des traces d'industrie et une ébauche d'organisation sociale, on le doit à la nécessité, pour les familles, de se rapprocher et de s'unir pour protéger leur existence contre les attaques des animaux. Otez ce frein salutaire

(1) De la Cité de Dieu, liv. XII, ch. 27.

à la passion du sauvage pour le repos et l'indépendance, vous le verrez s'éloigner de ses chefs, chercher dans les forêts une retraite ignorée pour sa famille, et employer à la destruction de ses semblables les forces qu'il consacre à la défense de sa tribu.

Or cette tendance naturelle à la sauvagerie, que la férocité d'une partie des animaux est si propre à combattre, pouvait être plus grande encore dans les premiers habitants du monde. Quand, l'histoire primitive à la main, on étudie les causes qui déterminèrent des milliers de chefs de famille à déposer leur indépendance et une partie de leur souveraineté domestique entre les mains de l'un d'entre eux, on voit que la crainte des bêtes féroces et la reconnaissance pour ceux qui les détruisaient exercèrent une grande influence sur le choix des monarques. Que furent la plupart des dieux, demi-dieux et héros de l'antiquité païenne, les Apollon, les Hercule, les Thésée, etc.? Comme le Nemrod de l'Écriture, ils furent de grands chasseurs, qui par leurs exploits contre les monstres conquirent des trônes que l'admiration des peuples changea plus tard en autels (1).

En resserrant les liens de la fraternité humaine, les hostilités continuelles des animaux de proie donnèrent une immense impulsion aux arts. Pour se mettre à l'abri de leurs insultes, il fallut bâtir des maisons, élever des clôtures autour des propriétés, veiller avec plus de soin sur les animaux domestiques, créer des armes offensives et défensives, etc. L'étude que l'on dut faire de ces ennemis devint une source de lumières et de richesses. L'abeille et le ver à soie, une fois connus, quittèrent les forêts pour établir sous notre main leurs précieuses manufactures.

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(1) Genèse, X, 8, 9.. C'est par le danger de voir les bêtes féroces envahir la Palestine, que Dieu explique à Moïse sa patience envers les Chananéens. « Je ne chasserai point les peuples de devant vous, dans l'espace d'une année, de peur que le pays ne devienne désert et que les bêtes sauvages ne se multiplient contre vous. » Exod., XXIII, 29.

L'éléphant, le dromadaire, le chameau vinrent s'agenouiller devant les peuples de l'Inde, de l'Afrique; le renne offrit aux habitants du pôle ses inappréciables services; l'once et le faucon apportèrent leur proie; le pigeon se fit notre courrier, etc. Les espèces les plus dangereuses et les moins domptables nous donnèrent en tribut, la vipère, ses propriétés médicinales; le tigre et la panthère, leur manteau; la baleine, son huile et ses fanons, etc.

Que conclure de là? Que les animaux en apparence les plus nuisibles ont été et sont encore, dans les mains de Dieu, des agents de l'éducation humaine, les gardiens et, sous bien des rapports, les producteurs des richesses animales et végétales dont notre ignorance les accuse d'être les fléaux ; que, d'après les règles de l'analogie, l'utilité de ceux dont la destination nous reste inconnue ne peut être douteuse que pour les esprits qui aiment à douter de tout.

D. Vous penseriez donc que nous découvrirons un jour l'utilité des loups, des charançons, etc.?

R. Cette découverte n'est plus à faire. Il faut rendre justice au loup, le premier garde forestier, comme l'appelle avec raison un publiciste illustre (1). Si nos forêts, horriblement dévastées par l'imprévoyance et la cupidité des administrations révolutionnaires, ont échappé à une destruction complète, qui eût entraîné la ruine immédiate de la moitié de nos édifices et de nos cultures, à qui le devons-nous? A l'honorable animal qui, en s'opposant au libre parcours, a protégé les jeunes pousses contre la dent meurtrière de nos animaux domestiques. Otez la crainte de messire loup, la chèvre, livrée par ses maîtres à son humeur vagabonde, eût achevé le déboisement du pays. On citera l'Angleterre, exempte, dit-on, de loups, et pourtant suffisamment boisée. — Oui; mais l'Angleterre a été gouvernée jusqu'à ce jour par une aristocratic éminemment

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(1) M. Saint-Bonnet, de la Restauration française.

conservatrice et passionnée pour les parcs. Que la démocratie y arrive aux affaires, avec ses instincts destructeurs et son besoin de faire argent de tout, l'Angleterre comprendra l'importance sociale des loups et le besoin de les appeler à son secours.

Quant aux charançons, qui dévorent notre pain, et aux teignes qui consument nos vêtements, Bernardin de SaintPierre les a noblement yengés de nos malédictions. « A la vue de ces gros magasins où des monopoleurs ramassent la nourriture et les habillements d'une province entière, ne doit-on pas bénir la main qui a créé l'insecte qui les force de les vendre? Si les grains étaient aussi inaltérables que l'or et l'argent, ils seraient bientôt aussi rares. Voyez sous combien de portes et de serrures sont renfermés ces métaux ! Les peuples seraient privés à la fin de leur subsistance, si elle était incorruptible comme ce qui en est le signe. Les charançons et les teignes forcent d'abord l'avare d'employer beaucoup de bras pour remuer et vanner ses grains, en attendant qu'ils l'obligent à s'en défaire tout à fait. Que de pauvres iraient nus, si les teignes ne dévoraient les laines des riches! Ce qu'il y a d'admirable, c'est que les matières qui servent au luxe ne sont point sujettes à dépérir par les insectes, comme celles qui servent aux premiers besoins de la vie. On peut garder sans risque le café, la soie et le coton mème, pendant des siècles; mais aux Indes, où ces choses sont de première nécessité, il y a des insectes qui les détruisent très-promptement, entre autres, le coton (1). »

En voilà assez, je pense, pour établir la vérité capitale que vous énonciez vous-même au commencement de notre démonstration de l'existence de Dieu, et que je reproduis ainsi : « L'ordre et la bonté qui éclatent partout dans l'univers ne peuvent s'expliquer que par l'existence d'un ordonnateur infiniment sage et bon; les désordres et les

(1) Études de la nature, VII.

maux que nous croyons y voir s'expliquent surabondamment par notre ignorance, et aussi par nos excès. » Le principe posé, arrivons à la conclusion qui en découle.

D. Quelle est cette conclusion?

R. Celle qui sera la matière du chapitre suivant,

CHAPITRE VI.

Que Dieu a dû se manifester aux hommes d'une manière appropriée à leur nature.

D. Je ne vois pas comment cette proposition peut se déduire des considérations précédentes?

R. Avec un peu d'attention, vous allez le voir.

Le monde est gouverné par un monarque infiniment sage et bon, qui, étendant ses soins à l'universalité des êtres, assigne à chacun d'eux une fonction, une place, et ne les a doués d'aucune faculté qui n'ait sa raison d'être, son objet propre tel est le fait général que nous avons constaté et sur lequel vous ne conservez plus de doute. Eh bien, parmi tant de familles végétales et animales, dans la constitution et le gouvernement desquelles vous avez admiré une profonde sagesse, ne reconnaissez-vous pas que la famille humaine occupe une place distinguée ?

D. Qui, et cette place est incontestablement la première, puisque, par leurs sublimes facultés, les hommes ne dominent pas seulement les animaux, les végétaux, les minéraux, mais s'élèvent à la contemplation des mondes célestes et cherchent à se rendre raison du système universel.

R. Voilà donc dans les hommes une faculté à part, une tendance supérieure à celles que nous observons dans les races animales qui se rapprochent le plus de notre espèce par la perfection de leur organisme et de leur instinct.

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