PRÉFACE. Sous le nom de langues orientales, on doit comprendre tous les idiomes de l'Asie, depuis l'arabe et le turc, parlés sur les côtes méditerranéennes, jusqu'au chinois et au japonais qui touchent au Grand Océan. On y peut joindre le groupe des idiomes océaniens, dont le malais est le type le plus répandu. Grâce à l'humeur voyageuse de l'Européen, poussé par la curiosité scientifique ou par les besoins du commerce, il n'est peut-être pas une de ces langues, jusqu'au dialecte le plus ignoré du massif altaïque, qui n'ait glissé quelque mot dans nos vocabulaires. Un dictionnaire vraiment complet de tous les termes français d'origine orientale devrait donc toucher, par quelque point, à la presque totalité des langages qui se rencontrent à l'est de l'Europe, depuis le 25o méridien jusqu'au 180°, c'est-à-dire sur près de la moitié de la surface terrestre. En entreprenant le présent ouvrage, nous n'avions garde de nous essayer nous n'avions garde de nous essayer à une œuvre d'une telle étendue et si fort au-dessus de notre compétence. Ne sutor ultra crepidam, dit le plus sage des proverbes. Le groupe embrassé dans ce livre ne comprend que des langues musulmanes, l'arabe, le persan, le turc et le malais (avec le javanais). On y a joint l'hébreu, langue sœur de l'arabe. A vrai dire, si l'on ajoutait à notre recueil les mots d'origine chinoise, japonaise, siamoise, hindoue, etc. que nous avons été forcés d'omettre, le volume n'en serait pas notablement grossi. Peut-être même la plupart des termes de cette catégorie s'y rencontrent-ils comme nous étant parvenus par l'intermédiaire des Arabes qui fréquentaient les mers de la Chine plusieurs siècles avant les voyages de Marco Polo, ou bien par le malais qui, dans l'extrême Orient, joue, comme on sait, le même rôle que la langue franque aux Échelles du Levant, et sert aux échanges commerciaux entre toutes les nations du globe attirées par l'appât du lucre en ces lointaines et riches contrées. Quoique neuf en divers points, ce travail n'est pas le premier auquel ait donné lieu la recherche des éléments orientaux introduits dans notre vocabulaire. Outre les publications assez nombreuses de savants étrangers tels que Cobarruvias, Sousa, Marina, Moura, Diez, Müller, Mahn, Narducci, etc. qui, sans s'occuper spécialement du français, ont cependant éclairci bien des faits touchant l'origine arabe d'un certain nombre de nos vocables, nous avons en notre langue un ouvrage, dans lequel, sur la foi du titre, on pourrait espérer trouver tout ce qui se rapporte à ce genre de recherches. La première édition du Dictionnaire étymologique des mots français dérivés de l'arabe, du persan et du turc, par M. Pihan (1847), avait attiré l'indulgente attention du savant Ét. Quatremère; la seconde, qui est de 1866, a été examinée, avec une bienveillance un peu plus sévère peut-être, par M. Defrémery, si compétent en ces matières. Je ne m'arrêterai pas à refaire la critique de cette œuvre qui, en dehors des questions étymologiques, offre. quelques renseignements utiles et des rapprochements curieux. Un livre d'une tout autre portée, écrit aussi en français, quoique l'auteur appartienne à une nation étrangère, est le Glossaire des mots espagnols et portugais dérivés de l'arabe, par M. Engelmann, accru dans une forte proportion et largement amélioré par M. Dozy, le savant professeur de Leyde. Le nombre considérable des mots qui nous sont venus de l'arabe par l'intermédiaire des langues hispaniques, ou qui, en tout cas, nous sont conimuns avec ces idiomes, fait du glossaire de M. Dozy un ouvrage presque aussi utile à nos philologues qu'à ceux de la Péninsule. Néanmoins, il ne saurait suffire pour la langue françaisequi a reçu bien des mots de même provenance par d'autres canaux que l'espagnol et le portugais. D'ailleurs, cet ouvrage, plein de science et de saine critique, honoré même des suffrages de l'Institut, ne sort du domaine de la langue arabe et ne s'occupe pas des autres langues de l'Orient. pas Il est vrai que; parmi ces langues, l'arabe seul a eu une influence vraiment sensible sur notre vocabulaire influence médiocre assurément, cependant plus notable que certains lexicologues ne consentent à l'admettre. Il y a chez ces linguistes une sorte de répugnance à accepter une étymologie arabe pour tout mot qui ne désigne pas un objet spécial à l'Orient. Ils oublient trop que, malgré l'hostilité religieuse et la différence des races, une langue qui, pendant plusieurs siècles, a dominé sur le bassin méditerranéen, une langue dans laquelle, mieux qu'en toute autre, s'écrivaient et s'enseignaient les principales sciences au moyen âge, ne pouvait manquer d'introduire chez les nations voisines, inférieures en bien des points, un bon nombre de mots, acceptés dans les arts et même dans la langue courante. Il serait superflu de refaire ici l'histoire des relations de l'Occident chrétien et de l'Orient musulman, de parler des échanges commerciaux, des croisades, de la longue domination des Maures en Espagne, de la conquête de la Sicile, de l'occupation d'un lambeau de la France méridionale par les sectateurs de l'Islam; il n'est pas nécessaire de rappeler le rôle joué dans l'enseignement de toute l'Europe par les universités arabes de Séville, de Tolède, de Grenade, de Cordoue1, la diffusion soit directe, soit par traductions latines, des livres arabes de mathématiques, d'astronomie, de médecine, d'alchimie. Ce sont des faits connus de tous et qui justifient pleinement la recherche, dans l'arabe, de toute étymologie française, dont le latin, le germanique, le celtique ne peuvent rendre compte. Ces recherches, à vrai dire, sont parfois bien scabreuses. La richesse, ou plutôt le chaos, je ne dis pas de la langue, mais des lexiques arabes, dans lesquels, suivant le mot très-juste de l'auteur de l'Histoire des langues sémitiques, on peut avec quelque bonne volonté trouver tout ce qu'on désire; cette surabondance détestable de termes aux significations vagues et contradictoires qui, au fond et à y regarder de près, n'existe pas plus en arabe qu'en toute autre langue et nous semble due surtout au désir qu'éprouve tout lexicographe de grossir son recueil; enfin cette profusion de prétendus synonymes, plus apparente que réelle, sont, pour l'étymologiste qui abuse du dictionnaire, un piége sans cesse tendu dont il ne sait pas toujours se garder. L'analogie plus ou moins forcée de son et de sens, trop facile à rencontrer lorsqu'on veut établir une étymologie à l'aide des seuls lexiques, conduit à des assimilations souvent aussi trompeuses que séduisantes. Nous n'avons pas ici, pour nous guider, cet ensemble de règles phonétiques, si parfaitement établi pour les langues romanes que, d'un mot français donné, on peut, presque à coup sûr, remonter à son prototype latin. MM. Engelmann et Dozy, s'occupant du passage de l'arabe à l'espagnol, ont pu essayer, non 1 On peut voir à ce sujet l'Histoire des sciences naturelles au moyen âge, par F. A. POUCHET. Voyez aussi les Recherches de M. Jourdain sur les traductions d'Aristote, el 'Histoire de la médecine arabe, par le docteur Leclerc (1876). sans succès, de donner des règles du même genre appropriées à leur sujet. Le grand nombre des mots passés du premier de ces idiomes dans le second, grâce au contact prolongé des deux races, a permis de reconnaître quelques principes d'équivalence très-propres à éclairer dans le cas des étymologies douteuses. En français, il faut le dire, un travail pareil serait bien difficile et ne pourrait, ce semble, conduire à aucun résultat positif. Outre que le nombre des mots qui permettraient la comparaison est beaucoup plus restreint, car on ne devrait pas faire usage de ceux qui nous sont venus indirectement par les autres langues romanes, n'oublions pas qu'il n'y a jamais eu, entre les Français et les Musulmans, des rapports d'une persistance suffisante pour façonner l'oreille et la bouche de nos pères à un système régulier de traduction vocale. Dans le français, des expressions telles que candorille pour cantharide, colichemarde pour Konigsmark, sont des bizarreries assez rares tant qu'il s'agit d'emprunts au latin, au grec et même au germanique. Ces altérations extraordinaires sont au contraire fréquentes pour les mots empruntés à l'arabe. Qui reconnaîtrait au premier abord les noms propres de Chems-eddin, Nasr-eddin, Kheir-eddin, sous les formes étrangement défigurées de Sensadonias, Noscardin, Hariadan, que nous transmettent les anciens chroniqueurs? Nos mots d'origine latine se groupent en deux classes bien distinctes: d'une part les termes de formation populaire, reçus par l'oreille, altérés suivant certaines lois phonétiques par les organes vocaux, écrits ensuite d'après leur nouveau son; d'autre part, les mots dits de formation savante, calqués sur les vocables latins, sans égard à la prononciation déjà oubliée. Si, pour les mots d'origine arabe, on veut faire une distinction du même genre, peut-être croira-t-on que ceux de la seconde classe, termes scientifiques empruntés aux livres plus qu'à l'enseignement oral, et simplement transcrits en caractères latins, n'ont dû subir aucune altération comparable à celles que nous venons de citer. Cela est vrai en bien des cas. Mais la diversité des deux systèmes graphiques est de telle nature que les transcripteurs embarrassés, essayant toutes les façons de rendre les articulations inconnues à leur propre langue, arrivent à nous transmettre de l'original arabe des copies presque méconnaissables. Ajoutons que, pour des termes rarement et difficilement prononcés, les erreurs de copistes sont fréquentes; le t et le c, l'n et l'u, le groupe ni et la lettre m, se mettent l'un pour l'autre à tort et à travers, et donnent lieu à des multiplicités de formes que plus tard, après l'invention de l'imprimerie, les éditeurs ont reproduites sans critique et définitivement fixées dans la langue. C'est ainsi, pour en donner un seul exemple, que l'Astronomie de Lalande, parlant de l'étoile de première grandeur ordinairement appelée Fomalhaut (en arabe, foum-al-haout, la bouche du poisson), cite cinq à six formes de ce nom prises dans divers auteurs, telles que fomahana, fumahant, fomahaut, fontabant, fomolcuti, etc. Pour établir l'origine arabe d'un mot français, il faudrait donc s'attacher surtout à connaître l'histoire de ce mot, en observer les diverses formes, l'étudier dans les autres langues romanes, l'atteindre aussi loin que possible dans son passé, et s'assurer de la route qu'il a pu suivre pour venir jusqu'à nous: travail plus aisé à prescrire qu'à exécuter. Toutefois, cet examen est souvent facilité par la nature même des termes à considérer. Ceux-ci, en effet, appartiennent surtout aux sciences et aux arts; et lorsqu'une expression technique de sens bien défini, lorsqu'un nom de drogue, d'animal, de plante, de vêtement existe simultanément en français et en arabe, le problème se borne souvent à savoir dans laquelle des deux langues le vocable se rencontre le plus anciennement. Les dictionnaires arabes que nous possédons ne fournissent malheureusement que de rares indica tions sur l'âge des mots. Il y faut suppléer à l'aide de lexiques particuliers d'auteurs ou d'époques, œuvres rares, et par la lecture des écrivains arabes eux-mêmes. Heureux les étymologistes qui ont eu le loisir et les facultés nécessaires pour acquérir l'érudition d'un de Sacy, d'un Quatremère, d'un Dozy ou d'un Defrémery! Les mots empruntés au turc sont bien loin d'offrir des difficultés étymologiques comparables à celles des mots qu'on veut rattacher à l'arabe. Soit que nous les ayons reçus directement par des compatriotes, soit que nous les devions à l'italien ou au grec moderne, les vocables fort peu nombreux pris par nous à la langue ottomane sont presque toujours aisément reconnaissables. Cet idiome, que l'alphabet arabe transcrit si mal, n'a rien qui puisse surprendre l'oreille ni gêner l'organe vocal d'un français. La transcription en était facile en caractères latins. Autant en dirons-nous des mots venus directement du persan, langue d'ailleurs parente des nôtres. Mais c'est l'arabe ou par par le turc que la plupart nous ont été transmis; les relations commerciales ou diplomatiques, les voyageurs des trois derniers siècles nous ont apporté les autres. Quelques-uns arrivent de l'Inde où les premiers navigateurs européens trouvèrent, au xvre siècle, la langue persane établie, comme langue officielle, à la cour du Grand Mogol. Quant au malais, langue sonore et facile à prononcer, les termes qu'il nous a fournis ont généralement été transcrits avec une suffisante exactitude, et ne peuvent guère donner lieu à des erreurs d'origine. On en compte une cinquantaine, dont deux ou trois seulement n'appartiennent pas au vocabulaire de l'histoire naturelle. Enfin l'hébreu, qui n'a jamais été pour nous une langue parlée, n'a pu nous donner qu'un petit nombre de termes de pure érudition, environ une quarantaine, littéralement copiés sur le vocable sémitique, ou bien empruntés à la Bible par l'intermédiaire du grec des Septante et du latin de saint Jérôme. Si quelques mots hébreux sont occasionnellement cités ici pour des vocables de la langue courante, c'est seulement à l'appui d'une origine arabe et pour démontrer l'ancienneté du terme dans les langues sémitiques. Le grec et le latin classique 'avaient eux-mêmes fait des emprunts aux idiomes orientaux. On ne trouvera pas ici les mots qui nous sont venus par ce double canal; car nous n'avons pas cru devoir, en général, dans nos explications étymologiques, remonter au delà de la langue qui a fourni au français le mot considéré, à moins que cette langue ne fût une de ses trois sœurs romanes des deux Péninsules. Rechercher l'origine antérieure d'un terme grec, latin, arabe, persan ou océanien, c'est une étude dont nous reconnaissons le très-vif intérêt, mais qui était absolument étrangère au plan du présent ouvrage 1. Telle quelle, notre tâche était suffisante; et le présent volume, nous l'avouons en toute humilité, n'a pas laissé de nous coûter un long et persévérant travail. Prenant pour base les publications de nos devanciers, nous y avons joint les résultats de nos recherches personnelles pendant plusieurs années. Aussi trouverat-on dans ce dictionnaire plus de cent articles sur des mots dont l'origine orientale n'avait jamais été établie les uns peu connus, comme alizari, auffe, alquifoux, bédégar, cuine, chébule, nizeré, gamache, orcanète, etc.; d'autres plus généralement usités, tels que épinard, estragon, fardeau, gâche, moise, moire, houle, mortaise, etc. Nous avons combattu ou confirmé, à l'aide d'arguments nouveaux, les hypothèses précédemment : 1 Les noms arabes de plantes, de drogues, etc. sont souvent d'origine hindoue. Pour n'en citer qu'un exemple, en expliquant l'origine d'alkermès par l'arabe al-kirmiz, nous aurions pu rapprocher celui-ci du sanscrit krmis (lat. vermis pour quermis) el montrer ainsi la parenté de nos deux mots ver et cramoisi; mais cela nous eût entraîné sur un terrain que nous désirions ne pas aborder, et pour cause. |