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en expliquant les dynasties, comme on a voulu le faire aussi pour l'Egypte, par des royautés simultanées; et comme cette antiquité reste toujours antédiluvienne, il suppose qu'il a pu subsister dans la haute Asie, même après le déluge, quelque tradition obscure des événements et des personnages qui l'ont précédé. Ainsi tout s'arrange dans le livre du P. Martini, qui n'attache d'ailleurs d'importance à aucun système, attendu que la foi pour lui n'est pas en cause, et reste bien au-dessus de toutes ces difficultés. Mais il pouvait n'en être pas de même des docteurs avec qui Pascal était en commerce. Quand ils voyaient le P. Martini reconnaître l'autorité de la chronologie chinoise jusqu'à Fo-Hi, et placer ce personnage plus de 600 ans avant l'époque où on plaçait alors généralement la dispersion des langues et le repeuplement du monde, et admettre encore une antiquité au delà, ils ne pouvaient manquer d'opposer l'histoire de la Chine à l'histoire juive. Pascal se tire de l'objection en refusant sa croyance à ces récits. Il y a bien lieu en effet de douter de ces règnes de 115, de 140 ans, que le P. Martini nous présente d'après les Chinois, et de ne pas compter comme un personnage bien historique ce Fo-Hi, né d'une vierge fécondée par un arc-en-ciel. Le pieux jésuite a fait la part de la critique la plus petite possible. Il est devenu comme le fils de la Chine, en y vivant; il reçoit les livres chinois, non pas avec autant de respect, mais avec autant de bonne volonté que les livres saints, tant qu'ils ne les contredisent pas absolument. Pascal n'a pas tant de complaisance pour ces histoires.

« Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger. » Port-Royal a mis : « Je crois volontiers les histoires dont les témoins se font égorger. » Le tour négatif est celui de la passion plutôt que de la logique. On y sent l'impatience d'un croyant contre des traditions qu'il s'indigne de voir opposer aux histoires sacrées. Port-Royal emploie un tour plus exact, et aussi plus froid. Mais pourquoi ce conditionnel, se feraient égorger, que Port-Royal a remplacé par l'indicatif? Parce que Pascal pense aussi aux récits de l'Ancien Testament, pour la vérité desquels ils n'est pas dit qu'il y ait cu des martyrs. Mais Moïse au besoin, il n'en doute pas, aurait eu ses témoins (c'est ce que signifie martyrs) comme Jésus-Christ.

Fragment 46 ter. << Jamais on ne s'est fait martyriser pour les miracles qu'on dit avoir vus. » Et qu'on n'a pas vus en effet, c'est ce que Pascal sous-entend. Je ne sais si cela est bien vrai, et si l'entêtement ne pourrait pas aller jusque-là. Mais c'est ce qu'il n'y a même pas lieu d'examiner au sujet des apôtres et des premiers chrétiens, qui ne se sont jamais fait martyriser pour des miracles. Il sembie

que Pascal se les représente qui viennent trouver les prêtres et les magistrats pour leur dire : Je déclare, moi Pierre, ou Jacques, que Jésus est ressuscité, qu'il s'est montré tel jour, en tel lieu, à tel ou tel, avec telle et telle circonstance. Ou bien, Je déclare que Jésus a fait, de son vivant, tel et tel iniracle particulier, dont voici tous les détails; j'atteste ces faits, et je suis prêt à mourir pour en témoigner. Jamais il ne s'est rien passé de semblable. On disait seulement: Ceuxlà croient que Jésus est le Messie, et ils le font croire au peuple. Et làdessus on les emprisonnait, ou on les fouettait, ou on les tuait. Qu'on lise au livre des Actes le récit de la mort d'Etienne, le premier martyr, on verra qu'il n'articule pas un seul fait; il ne dit pas qu'il a été témoin de ceci ou de cela, mais qu'il croit. Et pourtant ce récit, fait à distance, est probablement déjà légendaire. Il est bien vrai que marlyr signifie témoin, mais on se méprend beaucoup sur la valeur de ce mot. Les martyrs témoignent que Jésus est le fils de Dieu, ils ne témoignent pas qu'il se soit fait ici ou là un miracle dont on puisse dresser procès-verbal.

Fragment 47.

gnent de le trouver. »

Les uns craignent de le perdre, les autres crai

Que cela est fort! quelle condamnation de ce qu'on appellerait volontiers d'un mot d'aujourd'hui la religion facile ! on disait alors, la dévotion aisée; voyez la xio Provinciale.

Il faut bien, disent ces dévots-là, que je me confesse, car s'il y avait un Dieu, je serais damné.

Fragment 48.

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« Salomon et Job. » Pascal rapporte à Salomon le livre que nous appelons l'Ecclésiaste, et qui commence par cette phrase célèbre : « Vanité des vanités, et tout est vanité.

Fragment 53 bis. « Mais qu'est-ce que cette pensée ? qu'elle est sotte!» Port-Royal a effacé cette brusquerie éloquente.

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« On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà

Peut-on se détacher un moment d'une telle pensée pour s'arrêter à la forme? Elle est d'un genre de beauté bien rare. Elle joint à la dignité de l'éloquence française, non-seulement une familiarité forte, comme dans Bossuet, mais je ne sais quel sombre accent, et quelle poésie sourde et pénétrante. Cela est classique et shakspearien tout ensemble; rien n'est plus discret, et rien n'est plus fort. Pascal sans doute a rapporté cette pensée d'un cimetière : le bruit des pelletées tombant sur la bière lui était resté au cœur.

Fragment 59 bis. — « Mais en aimant le corps, il s'aime soi-même. » Le corps c'est Dieu, dont nous sommes les membres. Mais en ajoutant, il s'aime lui-même, Pascal corrige la dureté de ce qu'il a tant dit, qu'il faut se haïr.

Fragment 59 ter. « Le corps aime la main, et la main..... devrait s'aimer de la même sorte que l'âme l'aime. » Port-Royal met : « L'âme aime la main, » mais alors la figure du corps et des membres n'est pas suivie. L'âme, c'est la volonté du corps, opposée à la volonté particulière de la main.

Fragment 62. « Vous retenez dans l'Eglise les plus débordés. » Cela s'adresse aux Jésuites; voir la dixième Provinciale.

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Fragment 64. (Sur la comédie.) Pensée évidemment inspirée par Corneille, que Pascal cite encore ailleurs sur l'amour, vi, 43 bis.

Cette violence dans une passion honnête et chaste, ces douceurs qui sont en même temps des beautés, cette ardeur de sacrifices, ce plaisir orgueilleux de dominer dans un cœur, c'est bien l'amour comme le concevait Corneille, comme devait le sentir l'âme fière et forte de Pascal, et comme en effet il le figure dans le Discours sur les passions de l'amour. On n'en connaissait pas d'autre dans le monde distingué de ce temps, dans ce monde que Pascal avait traversé étant jeune, qui prétendait surtout à l'élévation du cœur et aux sentiments généreux, et voulait intéresser dans la passion la vertu même. Plus tard, quand Bossuet écrivait sur la comédie, tout était changé; Racine régnait au lieu de Corneille, et les esprits sévères qui condamnaient toute passion étaient moins frappés des dangers de l'orgueil que de ceux de la tendresse. Bossuet, qui ne connaissait pas le fragment de Pascal, a oublié dans ses réflexions, parmi tant de développements pleins de force, cet attrait si hien démêlé ici, le désir de causer les mêmes effets que l'on voit représentés, de recevoir les mêmes plaisirs et les mêmes sacrifices. C'est peut-être le seul point qu'il n'ait pas touché dans son admirable écrit, car il faut bien l'avouer pour admirable, quoi que nous fasse souffrir la manière indigne dont Molière y est traité.

Il est singulier que ce morceau ait été publié, en 1678, parmi les Maximes de madame la marquise de Sablé etc. 1 On peut conjecturer que madame de Sablé possédait l'autographe de Pascal (car nous n'avons ce fragment que dans la Copie de MM. de Port-Royal), et que cet original s'étant trouvé après sa mort parmi ses papiers, la pensée a pu être confondue avec les siennes. Au reste les éditeurs

1. M. Cousin, La marquise de Sablé.

de madame de Sablé en ont usè, à l'égard de ce qu'ils croyaient d'elle, aussi librement que les éditeurs de Pascal en usaient avec lui. Dans l'intention de rendre le morceau plus clair et plus coulant, on a effacé les traits les plus expressifs. Pascal disait, de l'amour tel qu'on le voit au théâtre. « Sa violence plaît à notre amour-propre, etc. » On a supprimé cette phrase. On a mis, toutes ies douceurs de l'amour, au lieu de toutes les beaulis et toutes les douceurs, fière expression et vraiment cornélienne. Cn a écrit, l'esprit si persuadé, au lieu de, l'âme et l'esprit si persuadés, etc,. Cn a si bien fait, que d'excellents juges ont pu croire sans difficulté que la pensée était de madame de Sablé, et se plaindre qu'elle manquait de style, au lieu d'y reconnaître le même style que dans le Discours sur les passions de l'amour.

Fragment 65. -> Les opinions relâchées plaisent tant aux hom

mes... >>

La Bruyère a dit au contraire (De la Chaire) : « La morale douce et relâchée tombe avec celui qui la prêche; elle n'a rien qui réveille, et qui pique la curiosité d'un homme du monde, qui craint moins qu'on ne pense une doctrine sévère, et qui l'aime même dans celui qui fait son devoir en l'annonçant. »

Fragment 66.

« Après que Rome a parlé, et qu'on pense qu'il a condamné la vérité. »

Il faut se rappeler, pour entendre Pascal, qu'elle était la tactique de son parti. On soutenait que le pape avait bien pu condamner avec autorité cinq propositions comme herétiques, mais qu'il s'était trompé en donnant ces cinq propositions comme prises dans Jansénius; que la doctrine de Jansénius n'était que la pure doctrine de la grâce, la tradition de saint Augustin, enfin la vérité, laquelle n'avait pu être condamnée. Et quand les Jésuites écrivaient, avec le pape lui-même, que les propositions condamnées étaient bien celles de Jansénius, c'était écrire, suivant Pascal, que le pape avait condamné la vérité. Pascal lui-même désavoua plus tard cette tactique : ce fragment n'a pas été reproduit, non plus que le suivant, dans l'édition de Port-Royal. Fragment 66 bis. On sait que plus tard, les jarsénistes, condamnés par la fameuse bulle Unigenitus, interjetèrent appel au futur concile général. L'appel mystique de Pascal à JÉSUS-CHRIST même est plus touchant.

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» Ad tuum, Domine Jesu, tribunal appello. »

Fragment 67. — » La machine d'arithmétique etc. » Il semble que ce fragment contient une objection de Pascal à la doctrine des animaux machines, que Descartes avait accréditée.

Fragment 69. « Voilà quels sont mes sentiments, et je bénis tous les jours de ma vie mon Rédempteur qui les a mis en moi, etc. » On sait la prière du pharisien : « Le pharisien priait ainsi en lui-même : Seigneur, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, qui sont voleurs, iniques, adultères, ou comme ce publicain. Je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que je possède. Le publicain au contraire, se tenant éloigné, n'osait pas même lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine, disant: Seigneur, aie pitié d'un pécheur comme moi. Et Jésus reprit : « Je vous dis que celui-ci s'en retourna chez lui justifié plutôt que l'autre, car tout homme qui s'élève sera rebaissé, et tout homme qui s'abaisse sera relevé. » Luc, xvIII, 11. Jésus aurait-il été moins sévère, quand le pharisien aurait parlé en janséniste, quand il aurait rapporté son mérite à la grâce, et qu'il aurait dit: Je te remercie de ce que la grâce m'a été donnée plutôt qu'à d'autres, de ce que je suis un favori au milieu des réprouvés? « Les élus ignoreront leurs vertus,» dit ailleurs Pascal (fragment 23).

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J'ai dit que Pascal avait écrit d'abord cette phrase, qu'il a barrée : « J'aime tous les hommes comme mes frères, parce qu'ils sont tous rachetés. » Est-ce devant ce tous qu'il a reculé? Voyez le fragm. 11 et la note.

Mme Perier a publié la première ce fragment dans la Vie de son frère, mais avec des altérations : « Toutes ces inclinations, dit-elle, dont j'ai remarqué les particularités, se verront mieux en abrégé par une peinture qu'il a faite de lui-même dans un petit papier écrit de sa main en cette manière. »

Fragment 76. Il ne faut pas juger de ce qu'est le pape par quelques paroles des Pères, comme disaient les Grecs dans un concile. » On lit dans Bossuet (Remarques sur l'Histoire des conciles d'Ephèse et de Chalcédoine de M. Dupin, chap. Ier, cinquième remarque) : « C'est entrer dans l'esprit des Grecs schismatiques, qui, dans le concile de Florence, voulaient prendre pour honnêteté et pour compliment tout ce que les Pères écrivaient aux papes pour se soumettre à leur autorité. » Bossuet blâme ici ce principe des Grecs, que Pascal prend pour règle; au contraire Bossuet parle comme Pascal dans son fameux ouvrage posthume, Defensio declarationis cleri Gallicani, livre VI, chapitre XI, où il montre que le pape Eugène, ayant voulu faire admettre par le concile cette clause: Ut papa habeat sua privilegia juxta canones et dicta sanctorum, fut obligé de renoncer à ces derniers mots; et le concile ne reconnut la puissance pontificale que suivant qu'elle

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