Page images
PDF
EPUB

je ne reculerais pas. » Il sent ses pieds attachés à ce sol par des chaînes secrètes. De toutes parts se lèvent les songes dorés de son enfance. Il reconnaît les fleurs, les arbustes, le grenadier où chantait le rossignol, le berceau de jasmin et de chèvrefeuille « où nous nous racontions, dit-il, les jolies histoires de Modschnoun et de Leila, le délire de Modschnoun, la tendresse de Leïla, leur amour et leur mort à tous deux. » Que de scènes d'enfance naïvement évoquées! que de témoins joyeux de ses jours d'autrefois venant lui souhaiter la bienvenue ! Tout

coup il aperçoit l'image du Christ et fait un mouvement de surprise. « Dis-moi, ma bien-aimée, il y a là une image étrangère, une image qui me regarde... oh! avec quelle douceur! et pourtant aussi avec quelle tristesse! Une larme amère tombe de ses yeux dans le beau calice d'or de ma joie. »

C'est ici pour nous la crise intéressante du drame. On sait quelles sont les contradictions de Henri Heine au sujet de la religion de l'Évangile, et comme il passe aisément de l'exaltation de Hegel à

la moquerie de Voltaire. Tantôt il se proclame l'un des chevaliers du Saint-Esprit, sous la bannière du philosophe de Berlin; tantôt, à la suite du patriarche de Ferney, il poursuit de ses ricanements toute religion positive. Or voici la première fois qu'il rencontre Jésus sur sa route, voici l'image du crucifié qui se dresse entre Almansor et Zuleima; quel sera le langage du poëte? Là encore nous retrouvons chez le juvénile rêveur l'inspiration agressive dont il ne saura jamais s'affranchir. Sur ce point, il n'y a eu ni développements ni luttes intérieures dans sa pensée; tel nous l'avons vu jusqu'au seuil redouté d'un autre monde, tel il nous apparaît ici à l'entrée de sa carrière. Étranges attaches de cette âme aux réalités d'ici-bas! Il y a ordinairement chez la jeunesse un spiritualisme généreux alors même qu'elle cède à ses passions, et volontiers elle méprise la vie tout en s'enivrant de ses jouissances; moins généreuse, mais désabusée, la vieillesse, à son tour, élève ses regards au delà de ce monde des sens dont elle sait l'amertume et le

néant. Rien de semblable chez Henri Heine. Les cheveux blanchis, le corps dévasté par la souffrance, il chantera encore sur son lit de torture les joies de l'existence terrestre, comme il les invoquait à vingt ans avec une impatience fougueuse. Ce droit que Mathurin Régnier appelle la bonne loi naturelle, il l'a réclamé toute sa vie. Toute sa vie (je parle de l'écrivain et ne prétends pas juger l'homme) il a protesté contre la doctrine du renoncement, contre la loi du sacrifice, contre l'exemple de Jésus. Un jour c'était au nom de l'hellénisme qu'il combattait la religion du mercredi des cendres, une autre fois c'était au nom du protestantisme mal compris, ou bien, ce qui était plus logique, au nom du panthéisme de Hegel. Toutes les armes lui étaient bonnes. Ici savez-vous quelle bannière il déploie d'une main joyeuse? La bannière de Mahomet. Il y y a une scène, une seule, où le chœur paraît comme dans la tragédie antique, et ce chœur, chargé de proclamer le sens du drame, glorifie en termes enthousiastes la belle civilisation moitié asiatique,

moitié européenne, le bel arbre aux fruits savoureux planté par les Maures sur la terre d'Espagne. Les Maures espagnols ont gardé de l'Orient la naïve liberté de la nature; ils y ont joint le mouvement et la liberté de l'esprit, empruntés à l'Occident. On dirait que c'est là pour le poëte l'idéal des sociétés humaines, et que les vrais chrétiens du moyen âge ont été les musulmans de Grenade. Pur caprice, jele veux bien; ce qui n'est pas un caprice, c'est sa protestation sous toutes les formes contre la morale de F'Évangile. Qu'on ne nous accuse pas d'attribuer une intention polémique à une œuvre de fantaisie amoureuse. Nous avons à cet égard la déclaration du poëte lui-même. Un recueil littéraire, publié à Hambourg par l'éditeur des œuvres complètes de Henri Heine, a donné, il y a quelque temps, plusieurs de ses lettres inédites. L'une d'elles, datée du mois de janvier 1823, est adressée à un libraire de Berlin, M. Ferdinand Dümmler, que le jeune poëte voudrait décider à publier ses deux drames. « Mon livre, écrit-il, renfermera premièrement : une petite

tragédie dont l'idée fondamentale est une transformation du fatum ordinaire, et qui certainement causera une vive émotion dans le public; deuxiè

mement, un grand poëme dramatique intitulé Almansor, dont le sujet a un caractère de polémique religieuse et traite des questions à l'ordre du jour; -troisièmement, un cycle de poésies humoristiques dans le ton populaire. Quelques spécimens insérés déjà dans les journaux excitent le plus vif intérêt, étant loués avec passion par les uns et amèrement critiqués par les autres (1). » Ce n'est donc pas seulement le cri de la passion que le poëte a jeté dans son drame d'Almansor, c'est aussi un cri de guerre contre le christianisme, et la pensée de l'auteur se démasque avec une singulière hardiesse dans le second dialogue d'Almansor et de Zuleima.

Il y a une doctrine au milieu des divagations. passionnées des deux amants, c'est que l'amour,

(1) Orion, Monatschrift für Literatur und Kunst, herausgegeben von Adolf Srodtmann; Hambourg, livraison du mois de juillet 1863.

« PreviousContinue »