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d'un jaune d'orange, piqué çà et là de petits boutons rouges, et la grimace de son sourire ressemblait à un bâillement. Ainsi fait, le drôle était assis, tambourinant la chanson qu'avaient chantée les Flagellants à l'époque du massacre des Juifs, et de sa voix rauque, enrouée par la bière, il jetait ces paroles sur un ton guttural :

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une voix derrière la porte fermée du Ghetto, <«< une mauvaise chanson, un mauvais air qui ne convient pas au tambour, oh! pas du tout, sur mon âme, et un jour de foire encore, et le matin de Pâques! mauvaise chanson, dangereuse chanson, te dis-je, Hans, mon petit Hans, mon petit tambourineur; je suis tout seul, et si tu aimes l'ami Stern, Stern à la longue échine, Stern au long nez, cesse de tambouriner cet air! >>

L'interlocuteur invisible proféra ces paroles tantôt avec une précipitation pleine d'angoisses,. tantôt d'une voix lente entrecoupée de soupirs; les sons

traînants et doux alternaient par un contraste tranché avec les sons rauques et durs, comme chez les phthisiques. Le tambourineur resta impassible, et 'battant toujours le même air sur sa caisse, il continua de chanter :

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Alors vint un jeune garçon,

Sans barbe, sans barbe au menton.

Alleluia!

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Hans! - cria de nouveau la même voix, Hans, je suis tout seul, et c'est une chanson dangereuse, et je n'aime pas à l'entendre, et j'ai mes motifs pour cela, et si tu es mon ami tu chanteras autre chose, et demain nous irons boire ensemble. >>

A ces mots « boire ensemble, » Hans cesse de battre sa caisse et de chanter, puis, d'une voix joyeuse : « Le diable emporte les Juifs! s'écria-t-il. Mais toi, mon cher Stern au long nez, tu es mon ami, je te prends sous ma protection. Et si nous buvons souvent encore ensemble, je finirai par te convertir. Je serai ton parrain. Une fois baptisé, tu seras sauvé, puis, pour peu que tu aies du talent et que tu t'appliques à suivre mes leçons, tu pourras devenir tambour. Oui, l'ami Stern au long nez, tu pourras

faire ton chemin, je te battrai tout le catéchisme sur ma caisse quand nous boirons demain ensemble... mais pour le moment, ouvre la porte, voilà deux étrangers qui demandent à entrer. »

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« Que j'ouvre la porte!» s'écria Stern au long nez, et sa voix s'étranglait au fond de sa gorge. « Oh! cela ne va pas si vite. On ne peut pas savoir... on ne peut pas savoir... et je suis seul. C'est Veitel Tête-debœuf qui a la clé, et le voilà blotti dans un coin où il marmotte ses dix-huit prières; quand on les récite, on ne doit pas se laisser interrompre. Jacquot le Fou est également ici, mais il est en train de lâcher de l'eau. Je suis seul. »

« Le diable emporte les Juifs! » dit Hans le tambour, et après cette plaisanterie qui le fit rire aux éclats, il rentra au corps-de-garde et alla se coucher aussi sur le lit-de-camp.

Or, pendant que le Rabbin demeurait seul avec sa femme devant la grande porte fermée, une voix s'éleva derrière la clôture, une voix aiguë, nasillarde, ironiquement traînante: « Allons, mon petit Stern, pas tant de vacarme, prends la clé dans la poche de Veitel Tête-de-boeuf, ou bien prends ton nez et sers

t'en pour ouvrir la porte. Il y a longtemps que ces personnes attendent. »

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Ces personnes! » cria d'une voix effrayée le personnage qu'on appelait Stern au long nez. « Je croyais qu'il n'y en avait qu'une. Oh! mon cher fou, je t'en prie, mon cher fou de Jacquot va done voir qui est là. »

Alors s'ouvrit dans la charpente de la porte une petite fenêtre grillée, et l'on vit apparaître un bonnet jaune à deux cornes, et sous le bonnet le visage grotesquement contourné de Jacquot le Fou; au même moment la petite fenêtre se referma et une voix stridente jeta ces paroles d'un ton de mauvaise humeur. « Ouvre! ouvre! il n'y a dehors qu'un homme et une femme. »

<< - Un homme et une femme ! reprit en gémissant Stern au long nez; mais, la porte une fois ou

verte, la femme jette bas sa robe et se change en homme. Cela fait deux hommes, et nous ici, nous ne sommes que trois. »

- »

- Allons, cœur de lièvre, redeviens homme,

s'écria Jacquot le fou, allons, du courage! >>

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<< - Du courage! répondit Stern au long nez, en riant d'un rire douloureux et amer. Je suis un

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lièvre, dis-tu? un lièvre ! la comparaison est mauvaise, le lièvre est un animal impur. Du courage! on ne m'a point posté ici pour avoir du courage, mais pour avoir de la prudence. S'il vient trop de gens à la fois, j'ai ordre de crier; mais je ne suis pas chargé de les arrêter, mon bras est faible, j'ai un cautère et je suis seul. Si l'on tire sur moi, je suis perdu. Et puis, Mandel Reiss le Richard, assis à sa table le jour du sabbat, dira peut-être en s'essuyant la bouche, tout engluée de sauce au raisin de Corinthe et en se caressant le ventre : C'était pour

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tant un fier luron que le petit Stern au long nez; sans lui on aurait enfoncé la porte. C'est qu'il s'est fait tuer pour nous! un brave garçon, ma foi ! c'est dommage qu'il soit mort... »

Ici, la voix s'attendrit par degrés et devint larmoyante, puis tout à coup elle prit un mouvement rapide avec une légère teinte de colère : « Du courage! et j'irais me faire tuer pour que Mandel Reiss le Richard s'essuie sur les lèvres la sauce au vin de Corinthe et se caresse le ventre et m'appelle brave garçon ! Du courage! du cœur ! il avait du cœur, le petit Strauss, et hier il est allé voir le tournoi sur la place du Roemer, s'imaginant qu'on ne le recon

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