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l'amour profane, est supérieur à toutes les religions. Ce culte de la chair, que le saint-simonisme proclamera plus tard et qui inspirera aux écrivains de la jeune Allemagne tant d'oeuvres mortes sous le mépris public, le voilà en germe dans les cris du musulman de Grenade. Or, de toutes les lois religieuses, la loi du Christ étant la plus noblement exigeante pour la dignité spirituelle de l'homme, c'est surtout le christianisme que poursuit Henri Heine. L'Allemagne protestante ne s'y est pas trompée à l'époque où parut la pièce; nous savons par les lettres du poëte que ses critiques voyaient dans son héros une figure antichrétienne.

Ai-je besoin de mettre sous les yeux du lecteur les deux derniers actes du drame? Les scènes qui vont suivre ne sont que la confirmation des idées éveillées ici par l'amour. Au moment où les deux fiancés, Enrique et Zuleima, assis au festin de noces, reçoivent les félicitations des convives, Almansor et Hassan, avec leurs compagnons, envahissent le château. Le jeune Arabe, frappant d'estoc

et de taille, se fraie un chemin jusqu'à Zuleima au milieu des seigneurs castillans, et l'emporte évanouie dans les montagnes voisines. Là, sur des rochers à pic, comme ceux où Modschnoun pleurait Leïla, les deux amants se croient dans le royaume de l'amour... Aly, apprenant enfin que son fils Almansor n'a pas été victime du fanatisme d'Abdullah, s'élance pour le sauver, pour sauver Zuleima, pour les unir tous les deux. Il est trop tard : à la vue d'Aly et de ses cavaliers espagnols, Almansor, toujours la tête en feu, se précipite du haut des rochers avec la jeune fille pâmée dans ses bras : le jeune Maure est persuadé qu'il a devant lui le magique royaume où nul ne lui disputera son amie. Mahométisme ou christianisme, que leur importe? Ils suivent tous deux leur rêve jusqu'au fond de l'abîme. Le poëte a donc manqué à sa promesse : ce n'est pas l'amour qui vient tout apaiser, c'est le délire et la mort.

Le délire et la mort, telle est encore l'inspiration de la seconde tragédie de Henri Heine, William

Ratcliff. L'auteur a beau nous conduire de l'Espadu xve siècle à l'Écosse du XIX, c'est toujours son âme qui est le théâtre de ces tragiques folies. Maria, fille du laird écossais Mac-Gregor, devait épouser le comte Macdonald; le matin du jour des noces, le comte a été tué dans la forêt voisine auprès des rochers de Schwarzenstein, et, le soir même, son meurtrier, William Ratcliff, est venu rendre à Maria son anneau de fiançailles. Deux ans après, même aventure. Lord Duncan allait épouser Maria; pendant que la fiancée attendait à l'autel, Duncan tombait au Schwarzenstein sous les coups de Ratcliff, et au moment où la fiancée en deuil se retirait le soir. dans sa chambre, Ratcliff, apparaissant soudain, lui rendait son anneau. Quel est ce Ratcliff? Un étudiant d'Édimbourg, dont le père avait connu jadis Mac-Gregor, et qui, reçu au château du laird, est devenu follement, amoureux de Maria; Maria l'aimait aussi, et Mac-Gregor a congédié l'étudiant. William est allé à Londres, s'est jeté dans la débauche, a essayé de tuer son amour; mais, ne pou

vant y réussir, il est revenu en Écosse, où il vit avec les bandits de la forêt, et c'est depuis ce moment que les fiancés de la fille de Mac-Gregor, le matin du jour fixé pour le mariage, sont égorgés par lui au Schwarzenstein. Ce n'est pourtant pas un assassin que ce Ratcliff; Macdonald et Duncan ont été tués en duel, l'amoureux de Maria les avait provoqués loyalement, et loyalement les a vaincus. Non, ce n'est pas un bandit, c'est un possédé. Il ne s'appartient pas. Son amour et son bras ne sont que des instruments au service d'une puissance occulte. Deux esprits, deux spectres, avec une force irrésistible, l'avaient poussé naguère chez MacGregor et avaient livré son cœur à Maria; quand il s'éloignait de Londres subitement pour revenir en Écosse près du château du laird, les spectres l'entraînaient à cheval; quand il frappait Macdonald et Duncan- auprès du Schwarzenstein, les spectres combattaient à ses côtés. Ces fantômes qui ne le quittent point, ces figures désolées, irritées, qui sans cesse tendent les bras l'un vers l'autre sans

pouvoir jamais se réunir, ce sont les âmes de Betty, la mère de Maria, et d'Édouard Ratcliff, le père de William. Édouard et Betty s'aimaient; un dépit amoureux les sépara, William épousa une femme qu'il n'aimait pas, et Betty devint la femme de MacGregor. Ils se revirent, il s'aimèrent comme avant, si bien que Mac-Gregor, dans les transports de sa jalousie, ne recula pas devant l'idée du meurtre. Édouard, comme une âme en peine, rôdait souvent autour du château; un matin on trouva son cadavre au pied des murailles. Inutile d'ajouter que Betty mourut de désespoir. Vingt ans se sont passés depuis cette aventure; aujourd'hui, pour la punition de Mac-Gregor, l'âme d'Édouard et celle de Betty revivent chez William et Maria.

Les drames fatalistes (Schicksals-dramen) étaient fort à la mode vers 1820, grâce aux Houwald et aux Müllner; Henri Heine, qui estimait peu cette dramaturgie grossière, est-il parvenu à la relever, comme il l'espérait, en y introduisant le romantisme poétique? Il suffit pour en juger de résumer la

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