L'établissement de la réforme à Genève ne fut pas un de ces évènements historiques d'une importance purement locale, comme le changement de religion d'autres villes de la Suisse ; mais il eut les plus graves conséquences politiques pour la France', dont une partie de la population avait embrassé les dogmes nouveaux. A cause de son voisinage de notre pays, de sa langue, de ses mœurs et de ses institutions, Genève devint l'asyle d'un grand nombre de Français qui fuyaient les persécutions religieuses; et lorsque Calvin l'eut soumise à son gouvernement théocratique, elle ne fut pas seulement un refuge pour les partisans de sa doctrine, mais le foyer de sa propagande, et comme on l'a dit, la Rome du calvinisme. Il est donc très-intéressant de connaitre la cause d'un événement aussi considérable dans l'histoire de l'humanité. Mais pour la connaitre, il faut remonter la chaine du temps, étudier les mœurs et les institutions de Genève avant la réforme. Pendant les longues guerres entre l'empire et la papauté, l'on voit naître, dit Chorier, une foule de comtes, de barons, de grands et de nobles, qui, possesseurs dans le canton de Genève, de quelques acres de terre', les érigent en principautés. Ils sont en hostilité avec la Savoie qui leur dispute le coin de terre qu'ils se sont approprié, avec l'empire germanique qui cherche à reprendre un titre qu'ils ont usurpé, avec la bourgeoisie qui réclame ses franchises, avec l'évèque de Genève qui veut être prince temporel en vertu des chartes que les empereurs lui ont octroyées. Cette lutte multiple entre tant de compétiteurs, pendant laquelle, dit Bonnivard, « La commune conquestoit chaque jour de nouvelles libertés », se termina, ou plutôt se simplifia au commencement du XVe siècle, quand Odo de Villars eut vendu son comté de Genevois au duc de Savoie Amé VIII. A partir de cette époque, les évêques eurent à défendre leur autorité temporelle contre les seules entreprises des ducs de Savoie. Mais ces princes, devenus vicaires du Saint-Empire, comtes de Genevois, et Vidomnes (1) de Genève, office que leur avaient cédé les évêques et qu'ils exerçaient par des lieutenants, persistèrent d'autant plus dans leurs entreprises, qu'ils avaient plus d'intérêt à incorporer dans leurs états une ville qui s'y trouvaient enclavée. Genève eut donc, jusqu'à la réforme, une sorte de pouvoir tricéphale que se partageaient l'évêque, le duc et les bourgeois. L'évêque, d'après la constitution, devait être élu par les chanoines et désigné par le peuple. Ce mode d'élection, si propre dans une constitution démocratique, comme l'était celle de Genève, à consolider l'autorité civile et religieuse du prélat en le rendant le premier magistrat de la cité, plusieurs papes eurent le tort de ne pas le respecter, et de faire directement eux-mêmes la nomination épiscopale. L'évêque et le vidomne juraient, en entrant en charge, de maintenir les libertés et les franchises de la commune. Le peuple, ou plutôt les chefs de (1) Vidomne, vices domini gerens. En France on appelait Vidames ces officiers des évêques. famille s'assemblaient deux fois par an, le dimanche après la St-Martin, pour régler la vente et le prix du vin, et le dimanche après la Purification, pour élire les quatre Syndics et le Conseil de la ville. Les membres du conseil étaient les quatre syndics, un trésorier et vingt conseillers. On n'y recevait que des gentilshommes, des gradués en quelque science, ou des marchands grossiers. Le conseil avait l'administration de la police municipale, faisait faire le guet de jour et de nuit ; il avait les clefs des portes de la ville qu'il ouvrait et fermait à son gré. Si l'on trouvait de nuit un malfaiteur, on l'appréhendait au corps, et le lendemain matin on le déposait dans les prisons de l'évêque; le conseil instruisait le procès et jugeait de tout crime. La sentence rendue, le vidomne était chargé de la faire exécuter. L'évêque avait le droit de grâce. Il y avait un autre conseil de cinquante membres élus par le peuple, quand survenait quelque affaire importante, des maitres jurés des métiers pour toute la durée des foires, enfin le Conseil général, composé, comme nous l'avons dit, de tous les chefs de famille, dans lequel les chanoines représentaient le clergé, et dont l'évêque était obligé de confirmer les statuts et règlements. La publication de toute ordonnance nouvelle se faisait dans les rues et carrefours de la ville, à son de trompe et en ces termes : — « On vous fait assavoir de la part de trèsrévérend et noble très-redouté seigneur, Monseigneur l'évêque et prince de Genève, de son vidomne et des syndics et conseils et prudhommes de la ville.» Plus tard, après l'alliance de Fribourg, il y eut, à l'exemple de ce canton, quatre conseils à Genève celui des Vingt-Cinq, appelé le petit conseil, le conseil ordinaire, ou simplement le conseil ; celui des Soixante; celui des Deux-Cents, appelé aussi le grand conseil; et le Conseil général. Lorsque les ducs de Savoie faisaient leur première entrée dans Genève, on leur présentait en dehors de la ville le livre des franchises qu'ils étaient obligés de jurer. Le vidomne était nommé par eux, mais il jurait fidélité à l'évêque et aux syndics. Il formait avec ses assesseurs un tribunal qui jugeait les causes de minime importance. L'appel n'allait pas du vidomne au duc, mais au conseil épiscopal qui connaissait de toutes les causes civiles. Les revenus du vidomnat se partageaient entre l'évêque, le duc et la ville. La sentence des syndics et conseil, dans les procès criminels concernant les séculiers, était sans appel; mais on pouvait appeler des jugements du conseil épiscopal et de l'évêque aux supérieurs du prélat en matière ecclésiastique, savoir : à l'archevêque de Vienne et au Pape. Le duc de Savoie possédait, à une demi-lieue de Genève, une petite place forte, appelée Château-Gaillard. Quand les syndics avaient condamné quelque malfaiteur à une peine corporelle, ils envoyaient la sentence au vidomne avec cette injonction : « A vous, Monsieur le Vidomne, mandons et commandons de faire mettre notre sentence à exécution. » Le vidomne faisait conduire le patient jusqu'à la porte de la ville, dite du Château, et là, un archer criait par trois fois : « Y a-t-il personne pour Monsieur de Savoie, seigneur de Chastel-Gaillard? A la troisième fois, le châtelain s'avançait, et le vidomne, après avoir lu la sentence contre le malfaiteur, lui commandait de l'exécuter. Le châtelain appelait le bourreau, et l'exécution avait lieu, non sur les terres du duc, mais au Champel qui était de la juridiction de l'évêque. En examinant l'organisation politique de Genève, il est facile d'apercevoir le vice d'une constitution qui consistait dans l'association de trois pouvoirs de force inégale. Or, comme il est de la nature de tout pouvoir, de tendre à l'unité, des trois qui composaient la souveraineté de Genève, celui du duc et celui de l'évêque étant les plus faibles, devaient, après une lutte plus ou moins longue, plus ou moins violente, céder la place au pouvoir du peuple qui était incontestablement le plus fort. En effet, le peuple par ses conseils et ses syndics, jugeait les procès criminels, faisait les lois et les ordonnances, veillait à leur exécution, gardait les portes de la ville dont la police lui appartenait. Que lui manquait-il donc pour le plein exercice de l'autorité souveraine? Est-ce l'exécution des jugements criminels? Mais cette exécution, il l'ordonnait par ses syndics. Est-ce la juridiction civile? Mais l'évêque qui l'exerçait, élant, d'après la constitution, désigné par le peuple, la puissance temporelle du prélat émanait de la volonté populaire, et sa juridiction civile était une tacite délégation. Aussi bien quand, au mépris de la constitution, et sans tenir compte de la situation politique d'un prélat à la fois prince spirituel et temporel, les papes nommèrent directement au siége vacant de Genève, ils engagèrent une lutte malheureuse entre l'évêque et le peuple qui ne vit plus en lui son représentant et son délégué, qui ne le regarda plus comme son protecteur naturel contre les entreprises du duc de Savoie, comme le défenseur obligé des libertés et des franchises nationales. Les papes commirent donc une faute qu'ils aggravèrent, en conférant la dignité épiscopale à des hommes ostensiblement dévoués à la maison de Savoie ; ce qui fut cause que les mêmes haines poursuivirent souvent à la fois le duc et l'évêque dont l'autorité, si longtemps respectée, finit par perdre son prestige et par succomber sous les mêmes coups. Le chapitre, d'accord avec la population, avait nommé, en 1490, Charles de Seyssel au siége vacant;'mais le pape avait refusé la bulle d'institution et fait la nomination lui-même. Genève, après quelque résistance, se soumit à la décision du pontife romain; mais bien que Champion, le dernier évêque nommé, fût un défenseur courageux des franchises de la ville, l'opinion n'en était pas moins devenue hostile à la papauté. Elle voyait dans les évêques, à l'élection desquels le peuple n'avait pas concouru, des créatures des ducs, et la protection dont les couvraient ces princes, les faisait soupçonner de conspirer avec eux la ruine des libertés populaires. Pendant vingt-cinq ans, de 1510 à 1535, l'histoire de Ge |