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sent recouvré la force de se remettre en chemin. Mais dès que le malade pouvait se relever et marcher, un frère hospitalier venait l'avertir de céder son lit à un autre, et le pélerin partait, après avoir reçu un pain et une gourde de vin. Seulement, il était tenu de réciter pendant trois jours un Ave Maria pour la maison hospitalière. Après le triomphe de la réforme, tous ces hôpitaux furent supprimés, à l'exception de celui des pestiférés et de l'hôpital général qu'on établit dans le couvent de Sainte-Claire.

Or, le couronnement de ces institutions religieuses, charitables et hospitalières, la pierre angulaire de tout cet édifice catholique, c'était l'autorité de l'évêque-prince de Genève. Par une heureuse combinaison que le temps, les mœurs et la confiance du peuple avaient opérée, et à laquelle avait puissamment contribué la sagesse d'une longue suite de prélats, cette double autorité, à la fois civile et religieuse, faisait de l'homme qui en était revêtu, le premier magistrat de la cité, le premier citoyen, le protecteur obligé des libertés et des franchises populaires. Aussi, combien grande était la vénération des Génevois pour ce pouvoir sacerdotal qui ne se faisait sentir que par les bienfaits qu'il ne cessait de répandre !

Un jour, c'était en 1420, l'évèque Jean de Pierre-Cise assembla le conseil général pour avoir son avis sur la proposition du duc de Savoie, Amé VIII, qui lui demandait la cession de sa juridiction temporelle, moyennant une juste et convenable compensation pour lui et pour tous les bourgeois et citoyens de Genève. L'assemblée tout entière, après un longue et mûre délibération, disent les procès-verbaux de cette séance mémorable, refusa la proposition du duc de Savoie ; et le citoyen Hudrion Hermite, chargé par elle de parler en son nom, répondit au prélat: que depuis plus de quatre cents ans, le peuple genevois, ayant toujours été traité avec douceur, bénignité et affection, et gouverné d'une manière

paternelle par son évêque, ne pouvait, ne devait, ni ne voulait reconnaître d'autre autorité que la sienne (1). ›

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Catholique par ses monuments et par ses institutions, le peuple génevois ne répugnait pas moins par ses mœurs aux subtilités dogmatiques de la réforme. Qu'est-ce, en effet, que Genève au commencement du XVIe siècle ? C'est une ville industrielle et marchande. Bâtie aux pied des Alpes, entre quatre peuples dont les qualités constituent, comme nous l'avons dit, le caractère de ses habitants, elle reçoit de ces peuples des marchandises qu'elle échange ou transforme avec une intelligente et laborieuse activité. Elle tire de l'Italie, des soies, des épices, des savons, des fruits, des parfums; la France lui envoie des tissus, de la laine, des livres; la Savoie, du blé, du miel et des fruits; l'Allemagne, du fer, du cuivre, du bois et des gravures. Le négociant genevois est un modèle d'ordre, d'économie et de probité. Il y a à Genève des peyroliers (chaudronniers), des couturiers, des cordonniers, des chapuis (charpentiers), des maçons, dont la fortune leur permettrait d'habiter des palais, et qui se contentent d'une maisonnette dont l'unique ornement est un jardin; car maîtres et ouvriers aiment les fleurs et les cultivent, ce qui, selon Alexandre de Humbold, indique une civilisation avancée.

Comme le citadin, qui venait de l'Italie faire fortune à Genève, devait s'émerveiller en entendant le bruit des marteaux, des limes et des balanciers retentir dans la ville à toute heure de la journée, en voyant la propreté de ses rues, l'élégante simplicité de ses édifices publics! Il ne devait pas moins s'étonner des habitudes bourgeoises, de la simplicité de mœurs des premiers habitants de la cité; d'apprendre que Bonnivard, Pecolat, Berthelier, si redoutés de l'évêque et du duc de Savoie, appuraient les comptes de leur boucher, travaillaient

(1) Voir le Chapitre II de cette histoire.

avec leurs maçons, allaient acheter au marché les provisions du ménage, descendaient à la cave pour soigner leur vin, émondaient les arbres de leur jardin, arrosaient les fleurs de leur parterre (1).

Le commerce était la vie de Genève. C'est dans le commerce que s'étaient enrichies la plupart des grandes familles, presque toutes d'origine étrangère. A Genève, on ne pouvait arriver aux charges civiques, sans être membre d'un corps de métier. Le fils du premier magistrat de la ville, d'un syndic, balayait le comptoir ou la boutique de son maître qui, pour tout signe de distinction, attachait au balai un simple ruban de couleur. Le pauvre ne s'abaissait pas en servant le riche comme domestique, et l'orpheline sans fortune ne rougissait pas d'être chambrière chez un oncle ou d'autres parents. Le travail rendait honorable la pauvreté ; mais la paresse était dégradante, et l'on n'avait que du mépris pour l'homme valide qui mendiait dans les rues.

Par le commerce on arrivait non-seulement à la richesse, mais aux honneurs. L'étranger naturalisé et le bourgeois citoyen pouvaient acquérir des titres de noblesse, se qualifier de seigneurs et se donner des armoiries. Les apothicaires étaient presques tous nobles. Il y avait à Genève une branche de commerce particulièrement lucrative, c'était celle des souliers. Une des rues de la ville s'appelait la rue des Cordonniers (2), et l'on y venait de fort loin s'approvisionner de chaussures. Aux foires de Lyon, à la Saint Pierre et à la Saint Jean, les souliers de Genève, étalés en forme de pyramide, ne manquaient pas d'attirer de nombreux chalands; car les cordonniers génevois étaient renommés pour leur habileté en France et en Allemagne.

La ville de Genève était donc, au commencement du XVIme

(1) Galiffe, t. 1, introd. cit. p. Audin. HIST. DE CALVIN.

(2) La rue de la Taconnerie, du mot lacon qui signifiait cuir en vieux savoyard.

siècle, comme une ruche bourdonnante, dont les abeilles, en composant dans leurs cellulles leur cire et leur miel, travaillaient à la prospérité publique. Mais quand l'étranger menaçait les franchises de la cité, les priviléges des corporations, l'indépendance nationale, l'essaim tout entier sortait alors de la ruche, poursuivait avec furie l'ennemi commun jusqu'à ce qu'il l'eût mis en fuite. Alors le cliquetis des armes remplaçait le bruit des marteaux; aux chants joyeux de la taverne et de l'atelier succédaient les cris de guerre. Alors taverniers, charpentiers, maçons, chaudronniers, marchands, s'armaient de la hallebarde ou de l'arquebuse; les haines et les rivalités privées étaient oubliées; alors maitres et ouvriers devenus soldats, enflammés du même amour pour la patrie, combattaient avec le même courage et versaient leur sang pour la liberté.

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Au nombre des professions libérales, on ne comptait guère à Genève que les juristes et les médecins. « Quand on était malade à cette époque, dit M. Galiffe, on se faisait soigner par des barbiers qui étaient presque toujours des chirurgiens. Les médecins étaient donc peu nombreux et n'avaient pas grande influence. Les juristes, au contraire, étaient des personnages importants; car leur profession répondait à divers besoins sociaux. En effet, comment régler, sans les juristes, les intérêts multiples d'une population industrielle et marchande ? Comment rédiger sans eux les lois et les ordonnances? Comment les interprêter? Aussi les hommes de loi formaient-ils à Genève une sorte d'aristocratie. Ils y jouissaient de certains priviléges qui ajoutaient à leur considération. Ils étaient assis au conseil sur un siége d'honneur; ils pouvaient ètre nommés syndics, sans même avoir acquis le droit de bourgeoisie. En 1457, le conseil députa à Chambéry deux docteurs et deux syndics; les docteurs recevaient par jour un écu, etles magistrats seulement six sous; et, tandis que les

docteurs avaient le titre de dominus ou seigneur, les syndics D'avaient que celui de monsieur ou messire (1).

Les juristes étaient donc grassement payés et menaient joyeuse vie à Genève. On ne les vit point, il faut bien le dire à leur honte, prendre contre Calvin, la défense des patriotes. opprimés; et ils laissèrent, sans protestation, le théocrate tremper ses mains dans le sang des ennemis de sa tyrannie.

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Ainsi, de pareilles mœurs, des habitudes si laborieuses, la nature même de leur travaux journaliers devaient inspirer aux Génevois une grande aversion pour les subtilités dogmatiques de la réforme. Au contraire, ce peuple, si amoureux de ses franchises et de ses libertés, était d'autant plus attaché à la religion catholique, qu'elle était intimement liée à son indépendance. Il n'ignorait pas d'ailleurs que le pouvoir épiscopal, sous lequel il avait si longtemps vécu dans une paix et une tranquillité parfaite, in pace et tranquillitate perfecta, comme il l'avait solennellement déclaré, 'en 1420, était le principal auteur de son émancipation politique. Pourquoi le peuple génevois aurait-il renoncé à une religion dont les institutions de bienfaisance et de charité étaient si conformes à ses mœurs hospitalières ? Pourquoi le temple catholique, toujours ouvert au recueillement et à la prière, aurait-il cessé d'être pour lui la maison de Dieu ? Pourquoi l'ancien culte avec ses hymnes pleins de poésie, ses chants si profondément religieux, avec la pompe et la majesté de ses cérémonies, aurait-il cessé d'élever son âme et de faire, en exaltant son amour du beau, une salutaire diversion à ses travaux matériels? Pourquoi les pieuses pensées qui semblent s'exhaler du sanctuaire catholique avec le parfum de l'encens, auraient-elles cessé d'embaumer son âme, et de la rendre et plus heureuse et meilleure? Content

(1) Picot, HIST. DE GENÈVE, cit. p. Audin.

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