nève n'est qu'une lutte, presque sans interruption, entre les patriotes et les partisans de la maison de Savoie. Contre le vœu du peuple et du clergé qui avaient élu l'abbé de Bonmont, Jean de Savoie a été nommé par Léon X, évêque de Genève. Dépourvu de toutes qualités capables de lui concilier l'estime de ses sujets, mal fait de corps et d'esprit, comme dit un historien (1), il est en butte au mépris et à la haine des patriotes, qui l'accusent non sans raison, d'avoir cédé au duc sa juridiction temporelle. Il croit que l'exil et la persécution viendront à bout de ses ennemis; mais leur courage est inébranlable, et leur résistance opiniâtre. Quelques-uns d'entre eux, pour pouvoir vivre à Genève, à l'abri des vexations du duc et de l'évêque, avaient obtenu de Fribourg le droit de bourgeoisie. Ils en apportèrent bientôt un traité d'alliance. Les partisans du duc de Savoie n'ayant pas voulu l'accepter, la ville fut divisée en deux factions ayant chacune sa dénomination et sa couleur. Les citoyens qui étaient pour l'alliance, s'appelèrent Eidgnots, de l'allemand eidgnossen, confédérés ou ligueurs. Ceux qui ne voulaient ni de l'alliance de Fribourg, ni de celle de Berne, sollicitée également par leurs adversaires, reçurent de ces derniers le nom injurieux de Mamelus, qu'on donnait aux esclaves du soudan d'Egypte. Les chefs des Eidgnots, aimés du peuple et redoutés de l'évêque Jean de Savoie, comptaient quelques beaux caractères: Pecolat, Berthelier, Besançon Hugues, les deux Lévrier, Bonnivard, Ami Perrin, Jean de Soex, Jean et Louis Versonnex, les deux Favre étaient connus pour leur patriotisme. Leur parti se recrutait de tous les mécontents et d'une foule d'hommes capables de tout faire et de tout oser. Les princes de Savoie courroucés, ayant levé une armée de 10,000 hommes, s'emparent de Genève, à l'aide de la terreur; mais les Fribourgeois accourent au secours de leur alliée et (1) Spon, HIST. de Genève. sauvent sa nationalité. C'était Berthelier qui passait pour être le principal auteur de l'alliance de Genève avec Fribourg; les Savoyards le saisirent et le jetèrent dans un cachot. Berthelier écrivit sur le mur de sa prison cette sentence biblique : Non omnis moriar, sed narrabo opera Domini, je ne mourrai pas tout entier, mais je raconterai les œuvres du Seigneur.» On lui offrit sa grâce, s'il la demandait au duc. Le patriote refusa et fut condamné à mort. Il fut décapité, et ses restes furent promenés dans une charrette. Le bourreau tenait à la main la tête du supplicié, et criait en la montrant au peuple : — « Ceci est la tête de Berthelier le traitre, prenez-y tous exemple.» Le peuple terrifié n'avait rien fait pour sauver la vie au courageux patriote; mais le sang répandu fut une semence féconde: il en naquit d'autres Berthelier. Cependant l'évêque Jean de Savoie était mort, en regrettant, dit-on, d'avoir conspiré avec le duc son cousin l'oppression de Genève. Pierre de la Baume, commandataire des abbayes de Suze et de St-Claude, auquel il avait résigné son évéché, fit son entrée dans la ville, en 1523. Le duc Charles III, croyant avoir raison du nouvel évêque, son ancien sujet, poursuivit son projet de domination. Il trouva le moyen de l'éloigner de Genève et voulut s'arroger le droit de juger en dernier ressort les causes civiles. Ami Lévrier, membre du conseil épiscopal, osa lui dénier ce droit. Le duc irrité le fit saisir, enchaîner comme un criminel, et conduire à Bonne sur les terres de Savoie. Lévrier fut condamné à avoir la tête tranchée, et dit en marchant au supplice: « Qu'il mourait pour la liberté de Genève et l'autorité de Saint-Pierre.» Le parti des Eidgnots, un moment abattu, se relève soutenu par Berne et Fribourg qui lui offrent de le défendre; et le 12 mai 1528, l'alliance des trois villes est solennellement jurée dans l'église de Saint-Pierre à Genève. Nous promettons, disent les confédérés, de maintenir l'alliance que nous avons contractée que Dieu nous soit en aide, et la Vierge Marie, et tous les Saints du Paradis.» Ce fut un soulèvement général contre le duc de Savoie, un mouvement populaire irrésistible, qui entraîna Pierre de la Baume lui-même. Voulant donner aux Génevois des gages de son patriotismé, ce prélat conféra au conseil la juridiction civile qui jusqu'alors avait appartenu aux évêques, et se fit recevoir bourgeois de Genève comme un simple particulier. Certes, voilà deux actes mémorables que Bonnivard, dans sa chronique, aurait dù louer, comme ils le méritent: « C'estoit, dit-il, un grand dissipateur de biens en toutes choses superflues, estimant que c'estoit une souveraine vertu en un prélat de tenir gros plats et viandes à table avec toutes sortes de vins excellents; et quand il y estoit, il s'en donnoit jusqu'à passer trente et un. Pour être juste, le chroniqueur rabelaisien n'aurait pas dù manquer d'ajouter que luimême s'était souvent assis à cette table si bien garnie ; que Pierre de la Baume lui avait rendu le prieuré de St-Victor, dont Jean de Savoie l'avait dépouillé en 1519; que, si le prélat aimait à faire honneur à ses convives, il était secourable aux pauvres; qu'il aimait les lettres; que sa douceur et sa bonté le rendaient facile à pardonner les offenses; qu'il était prince de Genève, et que pourtant, au milieu des discordes civiles qui déchiraient sa ville épiscopale, il ne fit jamais couler le sang pour y maintenir son autorité. Si Pierre de la Baume avait eu plus d'énergie et de décision dans le caractère; s'il avait pu se résoudre à sacrifier à la noble cause qu'il avait généreusement embrassée les riches bénéfices qu'il possédait en Savoie; si, au lieu d'aller habiter la Bourgogne et la Franche-Comté, il eût continué de résider dans Genève, comme il avait commencé de le faire, les Eidghots ne l'auraient jamais soupçonné d'être devenu leur ennemi. Fort de l'amour et de la reconnaissance du peuple, qui n'aurait jamais oublié les gages qu'il lui avait donné de son patriotisme, il eût empêché la réforme d'envahir son diocèse. Les chefs du parti républicain eux-mêmes, qui n'étaient hostiles à l'Eglise romaine que dans un intérêt politique, assurés du concours de l'évêque pour le maintien des franchises et des libertés de Genève, seraient, à la voix de leur pasteur, revenus au bercail comme des brebis égarées. Besançon Huges, Jean de Baud, Ami Giraud, Lullin, Jean Philippe, et tant d'autres patriotes, qui embrassèrent avec ardeur les dogmes nouveaux n'auraient pas renié la foi de leurs pères; car ils n'auraient pas vu dans la réforme leur émancipation politique. « S'il est un fait, dit M. Galiffe, c'est que les Génevois adoptèrent la réforme, non point par penchant, mais par politique (1). « Ce fut réellement, dit M. Fazy, la passion politique qui donna des partisans à la réforme à Genève, beaucoup plus que les abus religieux, sur lesquels les citoyens éclairés n'étaient pas trompés. C'était l'intérêt politique, la nécessité d'éloigner des évêques, toujours créatures des ducs, qui avait fait favoriser la réformation, beaucoup plus qu'une opinion bien arrêtée sur l'excellence d'un dogme sur un autre (2). Aussi Genève résista-t-elle longtemps aux ardentes prédications des missionnaires de la nouvelle doctrine, qui, pour venir à bout de la convertir, eurent souvent recours à la ruse et à la violence. Ce ne fut même qu'après s'être vue abandonnée de son évêque et de Fribourg, qu'elle cessa de se débattre sous les étreintes des Bernois qui, pour la dominer, cherchaient à lui inoculer la réforme. D La répugnance de Genève à embrasser les dogmes nouveaux s'explique aisément, si l'on réfléchit qu'elle était tout impreignée de catholicisme, dans ses monuments, ses institutions et ses mœurs. Quatre peuples qui la traversaient incessamment, y avaient déposé le germe de leurs qualités naturelles le Savoyard, sa probité, son esprit d'ordre et d'économie; l'Italien, son amour des arts, son imagination ardente et mobile; (1) Galiffe, NOTIONS GÉNÉALOGIQUES, t. III, p. 38, cit. p. Audin. (2) Fazy, ESSAI d'un précis d'HisTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE GENÈVE, 188, 244, 243, cit. p. Audiu. t. I, p. le Français, son amour du plaisir et son insouciante gaîté ; l'Allemand, ses goûts champêtres et son penchant pour les réunions bachiques. Parmi les monuments et les produits de l'art religieux qui embellissaient leur ville, les Génevois montraient avec orgueil aux étrangers les six statues de saints qui ornaient le portail de l'église des Cordeliers, les deux anges aux ailes déployées du cimetière de la Madeleine, la splendide verrière de St-Antoine, les arabesques de pierre du couvent des Jacobins, le crucifix de la cathédrale, chef-d'œuvre d'un maître inconnu, le magnifique tableau de l'église de St-Dominique, qui avait, disait-on, coûté plus de 600 ducats, et bien d'autres merveilles que détruisirent les iconoclastes de la réforme. Mais ce n'était pas seulement par des monuments, par des productions matérielles de l'art religieux que l'Église catholique avait imprimé son caractère à Genève; elle y avait encore développé l'esprit d'association par des institutions de bienfaisance par des confrèries et des corporations dont les membres étaient unis entre eux par les liens de la charité. Un des statuts de la confrérie de Saint-Antoine, de Padoue mérite d'être cité : « S'il y a nul membre qui ait débat et rancune l'un à l'autre, que le prieur qui pour lors sera avec ses conseillers, soit tenu de son pouvoir de les accorder et faire boire ensemble; et celui qui contredira le prieur et les conseillers soit tenu de payer une livre de cire, quatre gros, six deniers, ou qu'il soit cassé de ladite confrérie sans contradiction quelconque. » La ville avait sept paroisses, trois monastères à l'intérieur, dont un de femmes, celui des religieuses de Sainte-Claire, trois au dehors, sept hôpitaux qui s'entretenaient à l'aide de leurs revenus ou de la charité des fidèles. Il y en avait un pour les vieillards, un pour les aliénés, un pour les enfants trouvés, un pour les voyageurs indigents qui tombaient malades en route. Ils y étaient recueillis et soignés jusqu'à ce qu'ils eus |