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fois dans les Evangélistes et dans l'Apôtre d'une part, de l'autre dans les écrits du philosophe romain? Ce concert des deux moralistes, Sénèque et saint Paul, pour mettre en relief les mêmes idées, pour poser les mêmes jalons de doctrine, connus ou inconnus avant eux, demeure, quoi qu'on puisse dire, une chose surprenante, inexplicable si ce n'est par une entente expresse, par une homogénéité de vues entre les deux propagateurs, nous allions dire entre les deux prédicateurs de la vérité. Au surplus, nous ne poussons pas la concession jusqu'à accorder à la controverse que le christianisme n'a rien importé dans le monde en morale, la charité basée sur l'égalité, qui se traduit dans les faits par l'abolition de l'esclavage, la prédominance de l'idée sur la matière, du droit sur la force physique admise comme fondement de l'état social, l'humanité, la douceur, l'horreur de l'effusion du sang, qui affectent peu à peu les mœurs publiques, à partir de la Révélation ; voilà des théories dont le caractère d'innovation est incontestable, et qui séparent profondément les sociétés antiques de notre moderne civilisation chrétienne.

Quant au dogme du Christ et à la théologie qu'il implique, personne ne voudra prétendre qu'ils ne soient pas sui generis, et ce n'est point en cette matière que les Pères ont accusé les Grecs de plagiat. On allègue bien les religions indiennes qui renfermeraient en germe les mystères de la religion divine, mais on ne suppose pas sans doute que ce soit dans l'Inde que Sénèque sera allé chercher ce que nous rencontrons chez lui de plus ou moins directement conforme avec nos croyances.

Enfin, la langue du christianisme a ses tours, ses formules, ses expressions à elle; ces expressions, ces formules, ces phrases, comment apparaissent-elles en si grand nombre chez Sénèque, et chez Sénèque seul parmi les anciens, sinon par l'effet d'une initiation assez approfondie

à la doctrine évangélique, sinon parce qu'il les avait puisées dans la lecture des documents sacrés qui commençaient à se répandre de son temps?

XVI.

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Chronologie des écrits de Sénèque le livre De consolatione ad Marciam.
Le traité De irá. Les Consolations à Helvia et à Polybius. Le De otio
sapientis. Le traité De constantia sapientis. Le livre De Providentia.
Ébauche de l'ouvrage des Quæstiones naturales.

A la vérité, quelque frappantes que soient les ressemblances de pensées, de style, de phrases, de mots que nos citations mettent en lumière, on ne voit pas bien tout d'abord (et la chose aura du moins besoin d'être étudiée) par quel concours de circonstances Sénèque se serait soustrait à son entourage païen, pour s'introduire, par l'esprit, dans le monde des idées chrétiennes. Comment surtout a-t-il pu utiliser pour ses écrits, des documents qui, de son temps, venaient pour la plupart à peine de naître, et dont quelques-uns peut-être n'ont paru que postérieurement à tel traité où nous croyons reconnaître leur influence ? Pour apprécier si cette dernière difficulté est de quelque valeur, ou jusqu'à quel point elle peut être fondée, il devient nécessaire de rechercher la date de chacun des livres que nous avons rapprochés de part et d'autre, et de préparer ainsi la solution du problème, en fixant la chronologie littéraire comparée des pièces mises tout à l'heure en présence. Nous commencerons par les ouvrages de Sénèque, et bien que nous n'ayons à nous occuper que de ceux d'entre eux qui ont été invoqués, nous dirons occasionnellement un mot des autres, afin que cette partie de notre travail soit, en elle-même, complète.

L'ordre chronologique des écrits de Sénèque présente d'assez nombreuses obscurités. D'abord, on se demande s'il n'en avait pas déjà publié quelques-uns dès le règne

de Caligula, qui comparait son style à « du sable sans chaux », arenam sine calce1. Mais ce mot du prince a trait probablement aux harangues de notre auteur, car il avait débuté par la carrière du barreau, et Dion Cassius raconte qu'il y obtint un tel succès, que son éloquence faillit un jour lui coûter la vie, pour avoir trop bien défendu, en présence de Caïus, un client dont l'empereur voulait la condamnation.

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Bien plus, il y a de fortes raisons de penser que la Consolation à Marcia remonte non pas seulement à Caligula, mais à l'époque de Tibère *. Marcia, à qui s'adresse cet ouvrage, était fille de Crémutius Cordus, historien dont l'indépendance avait déplú à Séjan ". Pour échapper au

Sueton. Caligula, 53.
Senec. Epist. XLIX.
Hist. Rom. LIX, 19.

On place ordinairement l'apparition de ce livre sous le règne de Claude (J. Lips. Argum. in Consol. ad Marciam; Shoell. Hist. de la litt. rom., t. II, p. 440; Du Rozoir, in loc. cit. Sénèq. Panckoucke); mais les raisons qu'on met en avant sont insignifiantes. Nicolas Lefebvre (Præfat. in libros Seneca) a fait remarquer, avant moi, qu'on y rencontre l'éloge de Tibère, qui n'est pas ménagé dans les autres écrits de Sénèque; ce critique, cependant, commence par se ranger à l'avis de ceux qui rattacheraient la Consolation à Marcia au temps de Caligula; mais il semble qu'il n'y avait plus de raison de flatter Tibère sous son successeur. Je crois donc plus conséquent, en tenant compte de l'observation d'ailleurs très-judicieuse de Lefebvre, de faire remonter à Tibère même la composition du livre en question. On va voir dans une note subséquente que Sénèque n'é

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tait pas alors si jeune qu'il n'ait pu, dès cette époque, cultiver les lettres, et qu'il avait environ trente ans à la fin du règne de Tibère. Et puis, cette Marcia, à laquelle il écrit, était déjà assez âgée sous le règne d'Auguste pour avoir connu Livie (ad Marciam, 4), femme de cet empereur qui régna près de cinquante-sept ans : c'est une raison de croire que Marcia n'a pas dû prolonger son existence au delà du successeur d'Auguste, qui, à son tour, ne compte pas moins de vingttrois ans de règne.

* Selon Sénèque (ad Marciam, 22), l'animosité de Séjan contre Crémutius Cordus avait pour cause quelques propos blessants attribués à l'historien contre le favori de Tibère. Selon Tacite (Annal. IV, 34), le principal chef d'accusation articulé contre Cordus fut d'avoir, dans ses Annales, fait l'éloge de Brutus et de Cassius, qu'il appelait les derniers des Romains. Il paraît que ces Annales avaient été composées trèsanciennement, puisque Tacite fait

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ressentiment de ce dernier, Cordus se suicida; sa mort n'arrêta point les poursuites commencées contre lui, et ses livres furent brûlés par ordre du sénat. Après la disgrâce de Séjan, Marcia songea à remettre en circulation les Annales de son père, dont elle avait conservé un exemplaire ; et elle n'eut pas de peine, vu leur ancienne réputation, à les répandre de nouveau dans le public. Sénèque, en rappelant ces faits ', flétrit le temps de la puissance de Séjan, comme un incident regrettable d'un règne heureux d'ailleurs. Il exalte, par compensation, le nom de Tibère en des termes qui ont évidemment pour but de flatter le prince régnant, et qui indiquent dès lors que c'est sous Tibère même, mais à une époque où il était permis de blâmer Séjan, qu'a été composée la Consolation à Marcia. Voilà comment l'apparition de cet opuscule, probablement le plus ancien des ouvrages de son auteur conservés jusqu'à nos jours, a sa place, suivant nous, dans l'intervalle qui s'est écoulé entre la défaveur de l'ancien ministre de Tibère et la mort de celui-ci, c'est-à-dire dans l'une des six dernières années de son règne".

dire à l'accusé, dans sa défense, qu'il était étrange de voir poursuivi un livre où César et Auguste n'avaient rien trouvé à reprendre : Divus Julius, ipse Divus Augustus et tulere ista et reliquere (loc. cit.). Cette remarque, qui recule dans le passé l'âge de Cordus et partant celui de sa fille, confirme ia date contemporaine de Tibère assignée à la Consolation à Marcia.

Les livres de Cordus subsistaient du temps de Suétone, qui les cite (Octavii vita, 35), et qui mentionne (Caligula, 16) les mesures prises par Caligula pour les restituer à la postérité. Mais il résulte de ce que dit Sénèque, que déjà auparavant

la piété filiale de Marcia avait com-
mencé, par une publication nou-
velle, à les tirer de l'oubli auquel
ils étaient condamnés.
Ad Marciam, 1.
2 Ibid. 22.

5 Ibid. 15.

On peut en outre, avec beaucoup de vraisemblance, rapporter à la fin du même règne l'opuscule perdu De terræ motu, titre qu'il faut traduire avec le nouvel interprète du Timée (M. Martin, Etudes sur le Timée, tome II, p. 126, note), des tremblements de terre, et non, comme l'avait entendu Diderot, du mouvement de la terre. Ce livre est cité dans des circonstances propres à en

Le traité De irá a été évidemment écrit du temps de Caligula, à en juger par une sortie, marquée au coin de l'actualité, contre la cruauté connue de cet empereur : Quod tantopere admiraris, isti belluæ quotidianum est; ad hoc vivit, ad hoc vigilat, ad hoc lucubrat1: « Cette férocité qui t'étonne est habituelle au monstre; il ne vit, il ne veille, il n'a de pensée que pour être cruel. » Néanmoins l'ouvrage

et

déterminer le sens et la date, par Sénèque lui-même, qui l'appelle un ouvrage de sa jeunesse (Nat. quæst. VI, 4). Il a été refondu plus tard dans les Questions naturelles, c'est sans doute pourquoi il ne nous est pas parvenu sous sa dénomination et dans sa rédaction primitives. Reste à préciser l'époque de la jeunesse de Sénèque. Il dit quelque part qu'il avait vu les derniers jours d'Auguste (Quæst. nat. I, 1), d'où il est permis d'inférer qu'il avait alors sept ou huit ans, le premier âge duquel on se souvienne. Ailleurs il ajouterait, si l'on en croit une interprétation vulgaire, qu'il était adolescent (Epist. CVIII) lors de la suppression du culte juif à Rome sous Tibère. Or, poursuit Juste Lipse, on sait par Tacite (Annal. II, 85) que cette suppression eut lieu la cinquième année de son règne. Mais j'aurai occasion de remarquer par la suite que l'on a mal entendu le passage en question, et que Sénèque n'y parle ni de sa jeunesse, ni de l'empereur Tibère. Quoi qu'il en soit, l'enfance de notre auteur sous Auguste, admise comme point de départ, suffit pour établir que sa jeunesse finissait en même temps que le règne du successeur d'Auguste, règne dont la durée, ainsi que je viens de le dire, est de plus de vingtdeux ans. Il touchait par consé

quent à sa trentième année lors de l'avénement de Caligula.

a

Peut-être le De motu terrarum, dans sa primitive apparition, était-il la suite d'un autre ouvrage perdu, de même que le De forma mundi, qui éveille des idées analogues et qui serait aussi de la fin du règne de Tibère. La Consolation à Helvia (§ 4) nous fait voir que c'est par l'étude de la nature que Sénèque débuté dans la carrière philosophique. Le De forma mundi, cité par Boethius (De geometrid), Cassiodore (Astronomia compend.) et Rabanus Maurus ( De instit. clericorum, III, 25), démontrait, à ce qu'il paraît, la sphéricité de la terre, admise au surplus par les stoïciens.

1 De irá, III, 19.

2 Du Rozoir pense. avec M. Baillard (Senèque Panckoucke, préf. du De ira) que Sénèque, en employant dans la phrase citée quod tantopere, etc., les verbes au présent, n'avait voulu que donner un mouvement plus vif à son style, et il conclut après Shoell et l'éditeur Ruhkopf (Præf. in De ira) que le De irá n'a été écrit qu'après la mort de Caligula, mais très-peu après. Juste Lipse, qui n'a pas fait attention à la mention de cette mort dans le De ira (mention sur laquelle se fonde l'opinion de Ruhkopf), soutient que

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