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servi... Rideo istos qui turpe existimant cum servo suo cœnare'. C'était faire preuve d'audace autant que de hauteur de vue 2, de dire à des hommes libres, à des citoyens romains jaloux de leurs prérogatives, qu'ils n'étaient que les compagnons de servage des gens qui les servaient; et Sénèque, esprit avancé, mais caractère craintif, devait être arrivé, par la méditation d'une idée aussi nouvelle, à une grande force de conviction, pour la laisser échapper au milieu des préjugés qui l'entouraient. Quant au mot conservi qu'il emprunte à saint Paul 3, il l'entendait moins peut-être théologiquement comme celui-ci, de l'asservissement aux grandes vérités religieuses, que philosophiquement, de l'esclavage où nous tiennent nos vices et nos passions, ainsi qu'il l'explique: Servus est? hoc illi nocebit? Ostende quis non sit. Alius libidini servit, alius avaritiæ, alius ambitioni, omnes timori^.

1 Epist. XLVII.

2 « Sénèque, que l'on a tant traité de faux philosophe, dit M. Dezobry (Rome sous Auguste, 1835, in-8°, tome I, page 429, note 22), est peutêtre le seul auteur ancien qui ait osé écrire des paroles comme les suivantes : « Quoique tout soit permis « contre les esclaves, il est pourtant « des actions que le droit des gens in« terdit à un homme contre un autre; «< car enfin votre esclave est de même << nature que vous. » Cùm in servum omnia liceant, est aliquid quod in hominem licere commune jus animantium vetet: quia ejusdem naturæ est cujus tu (De Clement. I, 18). On citerait au besoin, outre ceux qui vont suivre, encore bien d'autres traits qui prouvent les sentiments singulièrement humains de Sénèque pour cette classe si avilie de la société romaine. La lettre XLVII notamment, laquelle vient d'être invoquée ci-dessus, est utile lire dans son

entier, sur cette matière. La lettre CVII, qui console Lucilius de la fuite d'un de ses esclaves, rappelle, en l'approuvant, l'usage où etait Épicure de donner le nom d'amis à ceux qui le servaient Amici..... (Habeant enim sanè nomen quod illis Epicurus noster imposuit, et ita vocentur), etc.

A propos de cette lettre CVII, n'est-il pas assez singulier qu'elle ait le même objet que l'épître à Philémon que l'apôtre cherche à réconcilier avec son esclave Onésime, fugitif, comme celui de Lucilius, et que les deux lettres roulant sur le même sujet, se rapportent aussi, en quelques points, par une sorte d'analogie de ton? Je ne voudrais cependant rien induire de cette ressemblance qui peut bien, en effet, être purement fortuite.

Philipp. I, 1. Coloss. IV; 7. Philem. 23; et alibi.

4 Ep. XLVII, sub finem.

«On objecte aux bons traitements que je réclame en sa faveur, qu'il est esclave. Esclave! et qui ne l'est pas? celui-ci du libertinage, celui-là de l'amour de l'or; un autre de l'ambition, tous de la crainte. » Cette explication morale d'une locution de saint Paul se retrouve aussi dans saint Paul lui-même, avec le même tour de phrase: Nescitis quoniam... servi estis sive peccati ad mortem, sive obeditionis ad justitiam1? « Ne savez-vous pas que dans tous les cas vous êtes esclaves, soit du péché pour y trouver la mort, soit de l'obéissance pour y trouver la justice?» Mais au fond comme dans la forme employée pour l'énoncer, cette doctrine nouvelle de douceur et d'égards envers les esclaves, mise en avant par le philosophe romain, il la tenait, tout nous porte à le reconnaître, de la divine maxime sociale préconisée par celui qui écrit aux Ephésiens: Et vos, domini, eadem facite illis, remittentes minas, scientes quia illorum et vester dominus est in cælis 2. « Et vous, maîtres, soyez pour vos esclaves ce que nous voulons qu'ils soient pour vous, c'est-à-dire simples de cœur. N'usez point de menaces envers eux, vous souvenant que leur maître et le vôtre est dans les cieux. » Dans son indignation contre les mauvais traitements qu'un orgueil invétéré faisait subir aux esclaves, Sénèque est presque disposé à excuser ceux-ci de leurs rancunes devenues proverbiales : « Autant de têtes d'esclaves, autant d'ennemis » : Totidem hostes, quot servis. Or, si ce proverbe qu'il cite est ordinairement attribué à Caton, il se lit aussi dans saint Matthieu : Inimici hominis, domestici ejus. « Les ennemis de l'homme sont ses serviteurs. » Et Sénèque pourrait bien devoir à ce dernier, de s'être rappelé le proverbe original.

Au reste, ce n'est point par un simple sentiment d'hu

1 Rom. VI, 16.

2 Ephes. VI, 9. Epist. XI.VII.

4 Macrob. Saturn. I, 10.- Festus, Adag. Voc. quot hostes.

Matth. X, 36.

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manité qu'il proclame l'adoucissement du sort des esclaves. Il entend, en cela, déférer à un principe de droit naturel, au principe d'égalité déjà reconnu par l'ancienne loi hébraïque1, et remis plus que jamais en honneur par la loi du Christ Personarum acceptio non est apud Deum 3. « Il n'y a pas de distinction de personnes devant Dieu. » Et il commente, en effet, cette fameuse parole dans les termes les plus formels, nous avons presque dit les plus évangéliques Quid est eques romanus, aut libertinus, aut servus? Nomina ex ambitione, aut ex injuriâ nata. Subsilire in cœlum ex angulo licet. Exsurge modò et te quoque dignum finge Deo. Chevalier romain, affranchi, esclave, qu'est-ce que cela ? des titres nés de l'ambition ou de l'injustice. Du moindre coin on peut s'élever au ciel lève-toi donc, et montre-toi digne de Dieu. »- Errat, si quis existimat servitutem in totum hominem descendere: pars melior ejus cxcepta est. Corpora obnoxia sunt, et adscripta dominis; mens quidem sui juris; quæ adeò libera et vaga est, ut ne ab hoc quidem carcere, cui inclusa est, teneri queat, quominùs impetu suo utatur, et ingentia agat, et in infinitum comes cœlestibus exeat*. « Ce serait une erreur de croire que la servitude frappe l'homme tout entier ; la meilleure partie de lui-même en est exempte. C'est le corps qui dépend et qui porte la marque du maître; quant à l'âme, elle n'appartient qu'à elle seule elle est tellement à l'aise, et libre de ses mouvements, qu'elle n'est pas même asservie absolument à cette prison qui la tient enfermée. Elle peut, en effet, prendre son vol pour de grandes entreprises, et s'élever à l'infini dans les célestes contrées. » — Admirable glose (ne dirait-on pas?) de la parole apostolique: Ubi spiritus Domini, ibi

1 Deuter. X, 17. Job. XXXIV, 19. Sapient. VI, 8. Ecclesiastic. XXXV, 15.

2 I Petr. I, 17. Rom. II, 11. Galat.

II, 6. Ephes. VI, 9. Coloss. III, 25.
Act. X, 34.

* Epist. XXXI, in fine.

De benef. III, 20.

libertas. « Où est l'esprit divin, là est la liberté. » → « Cet homme, que tu appelles ton esclave, dit-il enfin, n'oublie pas qu'il est sorti du même germe que toi; qu'il regarde le ciel comme toi; que, comme toi, il respire; qu'il vit, qu'il mourra comme toi»: Vis tu cogitare istum quem servum tuum vocas, ex iisdem seminibus ortum, eodem frui cœlo, æquè spirare, æquè vivere, æquè mori?

En résumé, telle a été l'influence des vues du christianisme, adoptées par Sénèque touchant l'esclavage, que le vieux droit romain s'en est ému, et que, subissant ces vues dans les termes mêmes qu'avait posés notre philosophe, la législation subséquente, encore païenne, se détermine, sur sa parole, à remédier au régime des esclaves par une théorie de tempérament. Florentinus, en effet, commence à convenir que la servitude est un droit contraire à la nature 5. qui, déclare-t-il avec le précepteur de Néron, a établi entre les hommes une certaine parenté: Inter nos cognationem quamdam natura constituit. De son côté, l'empereur Antonin réprime la trop grande sévérité des maîtres, et ordonne que celui qui tuera son esclave sera puni de la même peine que s'il avait tué l'esclave d'autrui. On voit donc que les idées chrétiennes, en cette matière, sont redevables à Sénèque de leur premier triomphe sur les préjugés du paganisme.

Ainsi, toutes les idées morales de quelque importance, soit comme règles de conduite, soit comme bases des sociétés humaines, la prédominance de l'esprit sur les sens, le sentiment du beau et du juste, l'amour de nos semblables, la charité fondée sur l'égalité et la fraternité, tout cela se trouve avoir été insinué, indiqué dans les écrits de Sénèque, au point de vue de la religion révélée. Et, derrière la

1 II Cor. III, 17.

' Epist. XLVII.

3 Digest. de statu hominis.

• Digest. de justo et jurë.
* Digest. I, tit. VI, leg. 2.

lueur des philosophies profanes dont il se prévaut nominativement pour éclairer ces questions diverses, on entrevoit chez lui la lumière d'une philosophie divine qu'il n'est pas possible de méconnaître, même sans qu'il la nomme, aux clartés qu'elle répand. Ainsi déjà s'entr'ouvre pour la morale un horizon nouveau, immense et sublime, tel que le pouvait seulement dévoiler une lumière venue du Ciel directement.

IX.

Suite de la morale chrétienne de Sénèque. - Pensées diverses. · Vanité des choses d'ici-bas. De la mort. Aspirations vers un monde meilleur.

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Nous ne nous arrêtons pas aux sentences ingénieuses qui échappent à chaque instant au moraliste latin, sur la mort, sur la brièveté de la vie, sur le néant des choses d'ici-bas; elles nous fourniraient une non moins ample matière à comparaison avec les textes sacrés. Mais ce sont là des idées communes à toute la philosophie éthique, à tous les poëtes gnomiques de l'antiquité, qui, sous ce rapport, peuvent s'être rencontrés plus d'une fois avec David, avec Salomon, avec Isaïe, et autres écrivains de la Bible, sans qu'il en faille induire que les uns ont servi de modèle aux autres, tant le cœur de l'homme, malgré la diversité des natures, est uniforme dans ses impressions touchant sa propre faiblesse! Nous n'attachons donc qu'une importance relativement moindre, à l'analogie que peuvent présenter les œuvres de Sénèque avec l'Ecriture, sur ces lieux communs, poétiques et littéraires, plutôt que philosophiques.

Remarquons toutefois, en passant, un fragment de la Consolation à Marcia sur le détachement des biens de la terre : Quidquid est hoc quod circa nos ex adventicio fulget, liberi, honores, opes... formosa conjux, cæteraque ex incertå et mobili sorte pendentia, alieni commodatique apparatus sunt..

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