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une appréciation qui, du reste, est évidemment plutôt en-dessous qu'en-dessus de la réalité.

Quoi qu'il en soit, c'est déjà un malheur assez grand à déplorer, que le sixième de la population de l'Angleterre réduit à une profonde misère, et à une misère qui ne peut que s'augmenter chaque jour, à moins que l'excédant de la population agricole et manufacturière ne vienne à disparaître par une nombreuse émigration ou par la famine et les maladies produites par l'excès de la détresse, ou, plutôt, qu'une grande réformation s'opère promptement dans le système politique, industriel et religieux de l'Angleterre.

Ce royaume, qui couvre les mers de ses pavillons, forme partout des colonies, favorise et force même les émigrations, et oblige les peuples de l'univers, même les plus éloignés, de consommer ses énormes produits industriels, n'a pu cependant assurer du travail et une existence suffisante à un sixième de ses habitans. Les 46 12 gagnent leur vie plus ou moins péniblement : 112 seulement est appelé à jouir de tous les délices du luxe et des richesses. C'est cependant le pays que l'on nous offre comme le modèle de la civilisation européenne!...

La société anglaise s'est constituée sous cette forme par des causes que nous allons rapidement énumérer.

1o L'extension indéfinie donnée à l'industrie manufacturière par des procédés économiques qui, pour une branche d'industrie seulement (celle du coton), remplacent le travail de 84,000,000 d'ouvriers.

2o Le système de la grande culture, et les procédés économiques dont il admet l'emploi.

3o La préférence donnée au commerce extérieur sur le commerce intérieur.

40 L'application de l'industrie aux produits étrangers, et la concurrence universelle qui en est résultée.

50 Les vices et les abus de l'institution de la taxe des

pauvres.

60 L'essor rapide donné à la population ouvrière par l'influence des causes précédemment indiquées.

70 La concentration des propriétés et des capitaux dans un petit nombre de familles qui se maintiennent dans le monopole de la propriété, du pouvoir et de l'industrie.

80 L'absence totale de l'esprit de charité et de justice dans les institutions politiques, et dans les relations des riches avec les pauvres.

90 L'inhumanité constante des lois et du gouvernement envers l'Irlande catholique.

10. L'égoïsme, les richesses, le luxe excessif du clergé anglican, son indifférence sur le sort et la moralité des classes inférieures : la dime prélevée à son profit sur les propriétés foncières des trois royaumes.

11° L'avidité et la cupidité de l'aristocratie, le despotisme barbare des entrepreneurs d'industrie.

12o Les théories philosophiques et économiques qui assignent pour unique but, à l'homme, les jouissances matérielles, et fondent la civilisation et la production des richesses sur l'excitation des besoins.

130 Enfin, la politique invariablement froide, avide, jalouse (1), ambitieuse et corruptrice du gouvernement anglais.

Tout, dans ce tableau, peut se résumer aux yeux de l'observateur de bonne foi, dans la morale des intérêts matériels substituée, en Angleterre, aux principes éternels de religion, de justice et de charité, et devenue successivement la base unique de la politique du gouvernement, de l'économie politique des industriels et des propriétaires, de la conduite du clergé, des relations de

(1) « Les Anglais ne veulent pas seulement être riches, ils veulent être les seuls riches.» (Raynal.)

toutes les classes de la société entre elles, et enfin de l'esprit national.

Nous n'avons pas besoin de dire qu'en jugeant aussi sévèrement une nation dans sa politique et dans sa morale, nous admettons les exceptions les plus larges et les plus nombreuses en faveur des individus.

Assurément on trouve en Angleterre une infinité d'hommes pleins de foi religieuse, de charité pratique, de justice et de probité. Plusieurs de ses écrivains les plus distingués, et particulièrement M. Malthus, ont plaidé avec chaleur, au sujet des pauvres, la cause de l'humanité et de la morale religieuse. Des hommes d'état courageux ont dévoilé l'oppression de la malheureuse Irlande, et travaillent avec persévérance à sa complète émancipation. Dans les deux chambres, des voix généreuses s'élèvent contre un système de corruption et de despotisme. Nous rendons hommage aux vertus privées d'un grand nombre de respectables ministres du clergé; nous ne doutons pas que plusieurs riches propriétaires anglais et que beaucoup de chefs manufacturiers ne répandent des bienfaits éclairés sur les agriculteurs et sur leurs ouvriers, plus encore par esprit d'humanité que par nécessité et par crainte. Le nombre des associations de bienfaisance, si considérable à Londres et dans les principales villes d'Angleterre, s'il témoigne de l'immensité de la misère, prouve aussi que la charité n'est pas éteinte dans les classes supérieures. Certes, nous sommes bien loin de méconnaître ce que les Anglais offrent de qualités privées estimables, de génie, d'intelligence, et d'esprits supérieurs en tout genre. Toutefois il est impossible de ne pas reconnaître, dans le fait de l'organisation sociale actuelle de ce royaume, l'action d'un principe puissant qui donne à toutes choses et à la nation entière un caractère de moralité équivoque, contre laquelle luttent en vain les hommes charitables et religieux. Le calcul raisonné de l'égoïsme, la recherche des com

modités de la vie, la préférence donnée aux jouissances matérielles sur tout ce qui compose la vie humaine, sont le cachet de l'esprit dominant en Angleterre ; l'économie politique anglaise a été l'expression de cet état de la société comme elle en a été depuis la règle scientifique; mais l'origine, le principe, il faut les chercher dans la philosophie qui réduit toute la destinée de l'homme à la jouissance des sens.

Les doctrines du torysme se rapprochent bien plus que celles des wighs, de la morale religieuse et charitable qui prédomine dans l'école économique d'Italie et dans celle qui semble vouloir se former en France. Les torys repoussent le système manufacturier, qui, selon M. Southey, l'un de leurs organes, « est un système plus odieux que la féodalité, un système de servitude qui abátardit à la fois les âmes et les corps. » Ils invoquent aussi l'influence de la religion comme soutien naturel de toutes les institutions sociales (1); mais le torysme, en adoptant ces principes conservateurs, n'en admet pas les conséquences pratiques nécessaires. Il est évident qu'en soutenant le monopole des richesses et du pouvoir réservé à l'aristocratie et au clergé, en négligeant l'amélioration du sort des pauvres et en laissant opprimer l'Irlande, il n'a pour but que le maintien d'un ordre de choses dont il profite. De son côté, le wighisme place l'amélioration du peuple dans le développement de l'industrie, et ne tend qu'à créer et à soutenir une aristocratie d'industriels et de capitalistes. L'un et l'autre demeurent donc fidèles à la morale de l'égoïsme systématisé.

(1) a Rien n'est plus évident (dit sir Thomas Moore, ami du poète Southey), que la religion est la base sur laquelle le gouvernement est établi, que c'est de la religion que le pouvoir tire sa force, et les lois leur efficacité et leur sanction. Il importe que cette religion soit établie pour la sûreté de l'état et le bonheur des peuples qui, sans cela, flotteraient sans cesse au vent de toutes les doctrines. L'état qui néglige ce soin, prépare lui-même sa chute. Rien, dans les sciences abstraites, ne peut être plus exact que cette proposition. »

L'Angleterre est le plus remarquable exemple de l'application de ces doctrines modernes nées dans son sein et qui ont desséché si profondément le cœur et l'esprit des hommes politiques. Pour en atténuer les divers effets funestes à la population, et pour en retirer tous les fruits qu'elle pouvait s'en promettre, elle s'est trouvée contrainte de les répandre sur tout l'univers, et pour cela elle n'a eu qu'à les revêtir du nom brillant de civilisation. C'est à l'aide de ce mot magique que, tandis qu'elle perfectionne les races de bestiaux en dégradant la race humaine, tandis que, pour complaire au clergé anglican et à une portion de l'aristocratie, elle laisse croupir dans l'abrutissement et la misère cette malheureuse Irlande où tant de terres incultes pourraient faciliter l'imitation des belles colonies agricoles des Pays-Bas; tandis qu'elle interdit toute existence heureuse à ses cultivateurs et à ses ouvriers en maintenant ses lois sur les céréales; tandis qu'elle étend dans ses colonies lointaines l'esclavage et le despotisme; c'est, disonsnous, en couvrant du prétexte de l'amélioration du sort des peuples son ambition et sa cupidité sans bornes, qu'elle cherche à tout prix à s'assurer le monopole de l'industrie et de la richesse. C'est dans ce but unique qu'elle va semant partout la corruption, ralentissant à son gré la civilisation et la liberté, provoquant avec plus ou moins de succès des révolutions en France, en Belgique, en Italie, en Espagne, en Portugal (1), chez toutes les puissances

(1) La Grande-Bretagne a poursuivi pendant près deux siècles son plan favori de s'emparer de la puissance commerciale et maritime du Portugal. Cromwel en commença la réalisation, qui fut consommée, en quelque sorte, par le fameux traité de commerce négocié, en 1703, par l'ambas sadeur Methuen, lorsque le Portugal, cédant aux instigations des Anglais et des Hollandais réunis, consentit à entrer dans leur ligue contre Louis XIV. Ce traité stipulait que les laines d'Angleterre ne seraient pas prohibées en Portugal, et que les vins de ce pays seraient toujours admis en Angleterre en payant un droit inférieur d'un tiers imposé au droit sur les vins français. Les Anglais profitèrent de cè traité pour forger au Portugal des chaînes qu'il

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