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LIVRE IV.

DE LA LÉGISLATION RELATIVE AUX INDIGENS.

CHAPITRE I.

DE LA CHARITÉ LÉGALE.

Il y a une raison primitive, et les lois sont les rapports qui se trouvent entre elle et les rapports des différens êtres entre eux. (MONTESQUIEU.)

Le principe de l'intervention des gouvernemens dans l'administration de la charité nous paraît également réclamé par la religion et par la politique. Le christianisme, en donnant la charité pour base à la société nouvelle, a voulu que cette vertu fût le devoir comme le plus bel apanage des rois et des puissances de la terre. Ministres visibles de la Providence, les gouvernemens ont pour but d'assurer, à tous les membres de la société, justice, protection, liberté. Institués uniquement pour le bonheur des peuples, leurs soins doivent s'étendre aux pauvres bien plus qu'aux riches, aux faibles plus encore qu'aux puis

sans. Les malheureux doivent trouver en eux un appui tutélaire. La charité, obligatoire pour tous les hommes, devient ainsi, sous des rapports plus vastes et plus élevés, un immense devoir moral pour ceux que Dieu a placés à la tête des nations.

D'un autre côté, l'ordre et la paix des sociétés ne sauraient exister si l'inégalité des conditions n'était tempérée par une charité prévoyante et journalière. La force ne suffirait pas pour contenir les classes inférieures et indigentes que l'abandon des riches mettrait sans cesse aux prises avec le sentiment de la haine et du désespoir. Ce n'était point assez que d'avoir proclamé la nécessité du travail et offert aux pauvres l'espérance d'une meilleure vie. La religion n'aurait pas complété son ouvrage sublime, si elle n'eût à la fois inspiré et commandé une constante sympathie pour le malheur. Mais ce précepte, rigoureux pour tous les hommes, elle l'a imposé aux rois comme une nécessité; nécessité de vertu, nécessité de politique, qui entraînent avec elles la plus formidable responsabilité.

Les progrès de la société ont constamment accru ces grandes obligations de la royauté. Le droit de propriété, consacré et reconnu comme la base de tout édifice social, a fait apparaître plus vivement encore les droits du malheur et du dénûment. La civilisation, en étendant le cercle des besoins et des rapports, a agrandi celui des maux attachés à la nature de l'homme. Il a fallu maintenir à cet égard une harmonie constante entre l'indigence et les secours; donner à ceux-ci une direction efficace et permanente et appuyer, du pouvoir et de l'autorité des lois, les efforts isolés de la charité particulière.

La charité des gouvernemens, identique dans son principe et dans sa nature avec la charité individuelle, mais ayant une sphère plus étendue et plus générale, se manifeste nécessairement sous d'autres formes. Il ne lui suffit pas de contribuer à l'établissement des asiles consacrés à

tous les genres de souffrance et de malheur, de faire gérer avec soin et intégrité les biens des pauvres, de donner à la bienfaisance des particuliers une direction éclairée et efficace, de former, d'étendre l'esprit d'association. Il est des intérêts non moins importans dont le soin lui est confié. La morale, la religion, les impôts, les progrès de la population, l'enseignement public, la prospérité de l'agriculture, de l'industrie nationale et du commerce, la sécurité des citoyens, la politique intérieure et extérieure, la direction de la charité elle-même, exercent une influence incontestable sur le sort des classes inférieures. Rien ne doit donc, sous ces rapports, échapper à la sollicitude des gouvernemens justes et éclairés. Ayant le pouvoir ou l'initiative des améliorations, ils sont coupables de ne pas appeler les méditations de leurs conseillers et des autres corps de l'état sur les considérations qui se rattachent à ces graves sujets. Sans doute les gouvernemens ne peuvent pas tout faire, surtout en matière d'industrie et de charité; mais ils ont toujours la faculté d'encourager, de répandre les lumiéres, de lever des obstacles, de faciliter les améliorations, et leur action, même circonscrite dans ces bornes, n'est pas moins désirable et nécessaire.

En Angleterre, le gouvernement laisse en toutes choses agir les intérêts privés. Mais si, dans ce pays, les mœurs ont adopté et appliquent avec succès ce principe de non intervention à beaucoup de branches d'administration publique, il nous paraît que sous le rapport de la charité, ce gouvernement ne remplit pas complétement sa mission suprême, et l'on a pu, d'ailleurs, apprécier le résultat de cet abandon des soins charitables. Dans la plus grande partie de l'Europe, l'action du gouvernement est presque toujours nécessaire. En France, surtout, nous sommes encore trop habitués à l'apercevoir dans toutes les parties de l'administration, pour qu'il fût prudent et politique de nous abandonner à cet égard à nous-mêmes,

sans direction et sans excitation, tant que l'esprit d'association et des mœurs nouvelles n'auront pas remplacé, suffisamment et par degrés, l'habitude de suivre l'impulsion de l'autorité. Ce royaume a donc besoin de la charité légale, soit qu'elle s'applique à des secours immédiats, soit qu'elle procure ces secours par le travail et par une meilleure direction de l'industrie, soit qu'elle arrive à l'amélioration des classes inférieures par la réforme de quelques parties de la législation, soit enfin qu'elle s'exerce par la propagation des lumières et des principes moraux et religieux.

Cette situation a ses avantages, comme elle a ses inconvéniens. Le bien qui s'opère attache les peuples au gouvernement, parce que c'est vers lui que se reporte la reconnaissance. Le mal, il est vrai, lui est également attribué. Mais, sous un régime représentatif, cette responsabilité se trouve partagée, et par conséquent affaiblie.

Pendant une longue suite de siècles, la charité s'est trouvée à un moindre degré du domaine de l'autorité suprême. Les pauvres étaient confiés à la religion, dont l'influence était alors puissante. Depuis quarante ans, cet empire est à peu près détruit et la charge des pauvres a dû passer en quelque sorte au pouvoir politique. Autrefois, le droit de l'indigence au secours de la religion n'était pas contesté et ne pouvait pas l'être. A quelques époques, on parut admettre le droit à l'assistance obligée. Ce fut sans doute lorsque l'action de la charité religieuse, se trouvant affaiblie ou le nombre des pauvres accru pár des circonstances extraordinaires, il fallut avoir recours à des moyens de force et d'autorité. Aujourd'hui, le droit des pauvres à l'assistance obligée n'est pas reconnu en France, mais on commence à l'invoquer de nouveau.

Nous examinerons, dans un chapitre spécial, si les pauvres d'un pays quelconque, en conservant leur droit à la charité particulière (droit sacré aux yeux de la religion et

de la morale), peuvent l'étendre à la charité collective de la nation, c'est-à-dire si la société tout entière doit être forcée de se charger du soin des pauvres. L'Angleterre a répondu affirmativement à cette question en établissant et en conservant sa taxe des pauvres. Pour nous, nous n'hésitons pas à adopter un autre système, et il sera fondé sur les principes de la charité même, seul guide qui nous paraisse infaillible dans une matière d'un ordre à la fois politique et religieux. Auparavant, nous allons retracer la marche qu'a suivic en France et en Europe la législation relative aux pauvres, aux enfans-trouvés et aux mendians, depuis l'établissement du christianisme jusqu'à nos jours. Nous ferons connaître ce qui existe; nous rechercherons ensuite ce que l'on pourrait faire pour l'améliorer.

En général, on doit remarquer que c'est dans les pays les plus avancés en population, en industrie, et dans les voies de la civilisation moderne, que les lois sur les pauvres et les mendians sont les plus complètes et les plus sévères. Ailleurs, on n'a encore éprouvé que le besoin de leur procurer des asiles et des secours.

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