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M. le baron Dupin nous cite l'exemple de l'Angleterre comme l'expérience la plus éclatante de la réalité de son système; d'un autre côté il se plaint de la concentration scandaleuse de la grande propriété dans la Grande-Bretagne. Mais il nous semble que c'est précisément cette concentration de la grande propriété et de la haute industrie qui produit les capitaux nécessaires au développement des entreprises industrielles et de la grande culture. D'autre part, il existe aussi en Angleterre une énorme concentration de capitaux obtenus par un commerce extérieur presque universel. Or, c'est à l'aide de la réunion et de la combinaison de tous ces moyens que nos voisins sont parvenus à accroître d'une manière si prodigieuse leur industrie manufacturière.

Notre situation est, à cet égard, absolument différente. Nous sommes loin de posséder des capitaux aussi considérables, que l'Angleterre doit aussi en grande partie à une immense dette publique. De plus nos propriétés sont très divisées, et sans doute M. Dupin ne voudrait pas qu'il en fût autrement. Cette division nécessite beaucoup de bras, puisqu'elle interdit la grande culture. La consequence de la diminution du nombre des agriculteurs ne serait-elle pas forcément la concentration de la propriété territoriale ?

M. le baron Dupin, en demandant la division de la propriété en Angleterre, n'a pas réfléchi qu'il demandait nécessairement aussi l'augmentation de la population agricole. Nous ne lui faisons pas un reproche de tendre à un résultat qui paraît très désirable pour ce pays; mais il est sensible que cette observation affaiblit la justesse de l'exemple qu'il nous propose, et que sa démonstration se trouve incomplète sur ce point.

En effet, si nous ne pouvons et ne devons pas adopter le système de la grande culture, il nous faut garder nos agriculteurs.

D'un autre côté, si nous n'avons pas d'immenses capitaux, comment établir une industrie capable de procurer du travail et de forts salaires à une masse de plus de huit millions de nouveaux industriels? M. le baron Dupin ne nous dit pas par quels moyens ces capitaux se trouveront en France; et sans doute il ne proposerait pas, pour les obtenir, de se créer une dette pareille à celle de l'Angle

terre.

Le savant économiste pense que la production de ces huit millions d'ouvriers nouveaux trouvera facilement à s'écouler en France par une consommation plus grande de la part des agriculteurs et des industriels. Nous aimons à lui voir placer ainsi, dans le pays même, le marché le plus avantageux au pays, et cette préférence donnée au commerce intérieur nous fait supposer qu'il aperçoit, comme nous, dans nos produits nationaux, soit agricoles, soit manufacturiers, la base la plus importante de notre prospérité. Il est évident, toutefois, que la consommation ne pourrait correspondre à l'accroissement de production que fait supposer une telle augmentation d'ouvriers et sans doute aussi de procédés économiques, que par un progrès analogue dans la population. Ce progrès aurait lieu certainement dans la classe ouvrière; mais alors le nombre des individus appelés à partager les bénéfices devenant plus grand, la portion de chacun d'eux deviendrait plus petite; chacun aurait donc moins à consommer, et les 35 d'augmentation de salaire promis nous sembleraient fort aventurés. En définitive, il y aurait en France plus d'ouvriers et plus de produits; mais sans doute aussi la misère s'accroîtrait dans la même proportion.

M. le baron Dupin trouve, dans la concentration de la propriété en Angleterre, la cause de la misère de la classe agricole, et par conséquent la nécessité d'une énorme taxe des pauvres. Nous examinerons ailleurs l'origine et

la nature de cette institution désastreuse et abusive; mais nous devons faire remarquer ici qu'elle tient à d'autres causes qu'à la concentration de la propriété foncière. Le système de l'industrie anglaise y entre pour la plus grande part. La taxe des pauvres est, par le fait, spécialement destinée aux ouvriers industriels tombés dans l'indigence. Les agriculteurs misérables y ont droit comme les autres, mais dans une proportion relative à leur nombre, fort inférieur à celui des indigens que produit l'industrie. Ce n'est donc point à la concentration des terres qu'il faut attribuer exclusivement la nécessité de la taxe des pauvres que, d'ailleurs, la propriété foncière est seule chargée de supporter.

Nous devons faire remarquer, en outre, que M. le baron Dupin est dans l'erreur, en supposant qu'il existe une grande différence entre le salaire des ouvriers du nord de la France et de ceux du midi, qu'il établit dans le rapport de 508 f. à 541 f. par an pour l'ouvrier agricole, et de 587 f. à 502 f. pour le prolétaire industriel. Cette différence est très peu sensible dans les grandes villes. Le salaire des ouvriers est à peu près le même à Marseille, à Toulouse et à Bordeaux, qu'à Lyon, à Rouen, Lille, etc., et de plus leurs loyers sont moins chers et ils trouvent à vivre à meilleur marché. Le salaire des artisans et des cultivateurs, dans les campagnes et villages du midi, est peut-être inférieur à celui des ouvriers du nord; mais cette différence est amplement compensée par le bas prix des denrées de première nécessité et par l'absence de besoins onéreux, tels que ceux de vêtemens chauds, de chauffage, de liqueurs fortes et d'une nourriture substantielle.

M. le baron de Morogues (1) fait observer, avec raison, que si, dans les départemens du midi, le peuple est

(1) De la Misère des ouvriers.

moins instruit, moins industrieux, il y est plus satisfait de son existence et beaucoup moins envieux de la richesse acquise sans travail, car il met beaucoup moins à la loterie.

« C'est la limite des besoins que ressent l'ouvrier, ajoute cet écrivain, et non le taux de son salaire qui détermine sa satisfaction ou son mécontentement. C'est pour cela que l'ouvrier du midi et de l'ouest de la France se trouve plus heureux que celui du nord avec son salaire élevé et son pain moins cher. C'est pour cela que l'ouvrier agricole se trouve par toute la France plus heureux et plus tranquille que celui des ateliers, bien que la

somme de son salaire soit moindre. C'est aussi au moindre malheur des populations des classes inférieures dans le sud-ouest de la France, que doit être attribué leur plus grand attachement aux vieilles lois et aux vieilles coutumes. Les populations méridionales redoutent des progrès dont elles ne sentent pas le besoin, et dont par conséquent elles n'ont pas le désir. »

En réalité, il n'existe aucune différence sensible, dans le midi, entre la rémunération de travail parmi les ouvriers agricoles ou manufacturiers, relativement à la nature de leurs besoins et de leurs dépenses, si ce n'est que les premiers sont beaucoup moins assujettis que les autres à des vicissitudes dans le travail et dans le taux des salaires. Ainsi, l'élévation de ces salaires et le bien-être que M. le baron Dupin suppose devoir résulter d'un simple déplacement d'occupations, ne saurait nullement se réaliser pour les ouvriers du midi.

L'honorable écrivain a négligé d'ailleurs une considération très importante : c'est la manière dont se répartissent les bénéfices de l'industrie. Il ne doit cependant pas ignorer que, lorsque la concurrence est excitée par un grand accroissement de production, un entrepreneur de manufacture ne peut faire des bénéfices considérables qu'en

réduisant le prix de la main-d'œuvre, et en employant les machines et les procédés les plus économiques. Tout le monde sait que la meilleure part des profits est attribuée aux propriétaires et directeurs des manufactures, et que les ouvriers n'en reçoivent guère que de quoi exister rigoureusement; la science de la production des richesses déclare même que cela doit être ainsi.

Enfin, une dernière observation décisive, du moins pour les amis de l'humanité, c'est que, dans les départemens cités dans l'ouvrage de M. le baron Dupin, comme les plus industriels et les plus riches, le nombre des pauvres est le plus considérable, et la population ouvrière chétive, languissante et sujette à toutes sortes de maladies ignorées dans les populations agricoles.

Si l'on prend en masse le nombre des indigens existant dans les trente-deux départemens du nord dont M. Dupin a énuméré les richesses industrielles, on trouvera que le rapport de ce nombre à la population totale est :: 1:9 15 : sur 13,745,729 habitans, on y compte 270,051 indigens.

Dans les cinquante-quatre départemens du midi, sur une population de 18,132,455 habitans, on trouve 866,289 pauvres la proportion est de 1 sur environ 21. Mais il est à remarquer : 1o que, parmi les trente-deux départemens du nord, il en est qui sont généralement agricoles et qui contribuent à rendre la proportion moins défavorable; 2o que le plus grand nombre des indigens se trouve dans les pays de fabriques et de manufactures et dans les villes industrielles.

Par exemple, le rapport du nombre des pauvres à la population générale, dans le département du Nord, qui fabrique la moitié du coton filé en France, est de 1 à 6.

Dans le Pas-de-Calais, ce rapport est de 1 à 8; il est de 1 à 14 dans la Seine, et de 1 à 17 dans la Somme. Ainsi que nous l'avons dit, la plupart des autres départe

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