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à une religion naissante, est qu'en s'immisçant par voie directe dans ces fausses positions, dans ces plaics, ces hontes du moment, et en cherchant à y obvier sans délai, la religion est toujours forcée à quelques concessions qui la compromettent et que l'on retourne contre elle.

L'Évangile s'y est pris différemment; il a tranché ces questions axiomatiquement, c'est-à-dire, qu'à ces erreurs héréditaires, à ces préjugés enracinés, à ces institutions antiques et que l'opinion générale considérait comme indispensables au monde, il n'a opposé que l'esprit même du christianisme; ses idées sur Dieu et les hommes, sur la vie et l'immortalité, sa loi d'amour et de charité, sa mesure de perfection, son système profond et irréfutable de fraternité et d'égalité. Sans agir contre tout ce mal à force ouverte, l'Evangile l'a coupé à sa racine et l'a laissé doucement tomber à terre, évitant ainsi que le bruit de sa chute n'ameutât tous ceux qui y perdaient.

Quelle fausse constitution de la famille, quelle contrefaçon du lien conjugal, quel abus de l'autorité paternelle, quelle rébellion de la piété filiale, n'est point réprimé par le principe chrétien? si bien que sortir de la famille telle que l'Évangile l'a reconstituée, c'est sortir du christianisme 24.

La seule constitution de la propriété que le christianisme consacre est celle qui se tempère elle-même par la charité, considérée comme une dette chez ceux qui ont et un droit chez ceux qui n'ont pas.

L'humanité ne formant, selon le christianisme, qu'une famille, c'est la famille et non l'individu qui est propriétaire; la famille doit donc à chacun de ses membres, non une part égale 25, partage impossible, qu'il faudrait refaire à tout moment et qui entraîne une négation de la loi de différence; mais une part suffisante, c'est-à-dire l'aliment, l'abri, le vêtement, le foyer 26 et l'éducation intellectuelle et religieuse 27

Toute société où ce prélèvement n'a pas lieu, toute société dont un seul membre manque d'un seul de ces éléments du nécessaire, n'est pas encore une société chrétienne ou ne l'est plus 28; la loi d'aimer notre prochain comme nous-mêmes et de faire aux autres ce que nous désirons qu'ils nous fassent y est encore à l'état de théorie.

La liberté individuelle, l'illégalité humaine et divine de l'esclavage sous toutes ses formes, la possession exclusive et inviolable de chacun par soi-même, sont des principes si profondément chrétiens et consacrés d'une façon si éclatante par l'Evangile, que leur violation finit par rendre la société chrétienne impossible.

L'esclavage est tellement antichrétien, que, pour sortir une société de ce gouffre, il faut tristement recourir à des mesures antichrétiennes.

L'illégalité de toute tyrannie, celle d'un seul ou de plusieurs, et de tout privilége, la chimère des droits de naissance, l'injustice d'un partage inégal des successions, toutes ces questions d'ordre social cessent d'être douteuses dès que l'Évangile est appelé à les juger. Il y a toujours quelqué chose d'antichrétien jusque dans les prétextes religieux dont on s'efforce de les couvrir.

La meilleure forme de gouvernement est également donnée par l'Évangile; il est clair que l'Evangile est profondément républicain; il aime peu les pouvoirs des hommes, par cela même qu'il apprend à se soumettre au pouvoir de Dieu; il fait du progrès une autocratie, et en conséquence il préfère que l'homme soit en tout son propre maître; le maximum de liberté individuelle, conciliable avec l'intérêt général, est un but que l'Évangile se propose.

D'où il suit que le pouvoir politique, à tous ses échelons, n'est, selon l'Evangile, qu'un moyen d'ordre et de paix, et plus l'ordre, plus la paix, trouveront la force de se soutenir, moins le pouvoir devra être puissant et faire sentir son action.

D'où il suit encore que le christianisme persévère et persévérera dans le principe de rendre à César ce qui est à César, et ne peut se hasarder à prendre part aux révolutions des corps politiques et à recommander des formes républicaines de gouvernement. Au lieu de fonder des républiques et de menacer les monarchies, le christianisme a une tâche bien autrement difficile à remplir: il forme de vrais républicains, c'est-à-dire des citoyens toujours prêts à sacrifier leur intérêt à l'intérêt de la patrie, comme les chrétiens doivent l'être à tout sacrifier dans l'intérêt de l'Église. Quand le christianisme aura suffisamment accompli ce progrès au sein de l'humanité, la forme de gouvernement monarchique ou républicaine sera devenue parfaitement indifférente.

Le droit des gens, selon le christianisme, n'est que la charité chrétienne plus en grand; il ne se peut que la charité, qui convient entre individus, ne convienne pas entre nations.

Enfin le suicide trouve sa condamnation dans l'essence même de la rédemption et dans la définition que la rédemption donne de la vie. Si la vie est la durée individuelle de notre phase de progrès, nul n'a le droit de se retrancher quelque chose de la sienne. C'est refuser à Dieu un progrès qu'il demande, et se raccourcir, non pas seulement la vie, mais la rédemption. Celui qui arrête son progrès, l'abolit.

Le christianisme est la première religion et la seule qui ait montré cette étonnante confiance dans la puissance de la vérité, de prendre le monde tel qu'il était sans s'attaquer directement à aucune de ses forces vives, d'y jeter la vérité comme au hasard, comme la graine invisible semée par le souffle des vents, et de prédire qu'à coup sûr la graine fructifierait et deviendrait un grand arbre au pied duquel l'humanité prendrait refuge contre toutes les erreurs et tous les maux.

CHAPITRE LVI.

Des Vérités réservées dans l'Évangile.

Certaines vérités sont réservées ou éludées dans l'Évangile, non dans le sens d'un manque de sincérité, mais en ce sens seulement qu'elles y sont environnées d'une pâle et incertaine clarté, mesurée à dessein. L'inspiration les a effleurées pour ainsi dire. Ce sont des questions qu'elle a laissées douteuses de parti pris, et l'exégèse la plus ingénieuse ne peut en montrer dans l'Évangile une solution positive et complète, incontestable et incontestée.

Ces questions se reconnaissent à deux signes: le premier, que l'Évangile ne pouvait les omettre; la révélation était naturellement amenée à les toucher en passant.

Le second, que ce sont des vérités trop mystérieuses, c'est-à-dire tellement placées sur la limite extrême de la raison, que les tendances auraient pu en abuser à leur détriment.

Ces deux critères sont si simples et si sûrs que les principales vérités réservées sont faciles à compter:

Quelle est la nature divine du Christ? Lui-même n'en parle jamais d'une manière explicite; il ne fait aucune allusion à sa naissance; il ne dit nulle part comment il est issu de Dieu et descendu du ciel; il ne dit nulle part comment il dépose sa nature terrestre, en remontant près de Dieu; il se montre et se déclare positivement l'Emmanuel; il s'attribue dans toute sa valeur divine ce titre unique : le Fils; mais dans les passages même où sa divinité est le plus clairement exprimée, le voile qui couvre le mystère de sa nature retombe aussitôt, et le regard étonné de la foi ne voit plus que Jésus.

En quoi consiste l'union du corps et de l'âme? L'Évangile est spiritualiste, avons-nous dit; l'homme, selon l'Évangile, n'est pas seulement un être immortel; il est un être mixte, et la différence profonde du corps et de l'àme est tantôt indiquée, tantôt sous-entendue. La nature du nœud qui les lie et qui constitue le phénomène actuel de la vie, le moyen actuel du progrès, est toujours passée sous silence 29. Toute relation cesse-t-elle entre les vivants et les morts? Les morts, c'est-à-dire, pour parler un langage plus exact, les vivants du ciel, ont-ils connaissance du sort des vivants de la terre? Y a-t-il de secrètes communications entre cette phase de progrès et la suivante, ou l'interruption est-elle complète de toute connaissance et de toute amitié, dès que l'intervalle du sépulcre est creusé? La question n'est décidée dans l'Évangile ni en un sens ni en un autre ; la révélation l'a livrée tout entière aux critiques de la raison et de la foi 30, et c'est ce qui explique comment l'imagination l'a tant exploitée.

A quelle époque finira le monde, c'est-à-dire, la phase actuelle de progrès? Entre les questions réservées, c'est une de celles dont l'activité aurait pu faire l'usage le plus dangereux, le plus immoral, le plus impie. On a tellement abusé des folles prophéties sur la fin du monde, qu'il est facile de juger combien auraient été fatales des prédictions positives. Aussi, le Christ a réservé la question au point de déclarer, dans les termes les plus exprès, qu'il ignorait luimême ce jour et cette heure. (Voir liv. II, chap. XXIV et liv. VI, chap. LXXV.)

Quelle sera l'organisation de l'être humain après cette vie, la nature du corps ressuscité, la nature de cet appareil nouveau dont la résurrection doit nous douer et qui servira à reconstituer notre identité? Sur cette question, l'Évangile procède par voie d'exclusion et promesse d'amélioration, ce qui revient à éluder la difficulté, pour éviter les dangers

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