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gence. Telle était aussi l'opinion de M. Bénédict Prévost. Dès long-temps persuadé qu'un excès de production peut et doit amener un excès de population ouvrière et misérable, il ne me cacha point la préférence qu'il accordait à l'agriculture sur les manufactures; il voyait même, dans l'avenir, une crise fatale menacer les états qui auraient suivi, sans précaution, le système industriel de l'Angleterre. J'avoue que cet entretien et les révélations de Malthus ébranlèrent un peu ma foi dans les théories d'économie politique ; néanmoins, je cherchai à me rassurer en comparant l'état de la France avec celui de l'Angleterre, sous le rapport de la marche de la population. La différence était énorme; je crus inutile de prévoir les malheurs de si loin. D'ailleurs, Malthus pouvait avoir été égaré par l'esprit du système : les circonstances où il avait observé la misère des ouvriers anglais n'étaient pas les mêmes qu'en France; l'alarme eût donc été prématurée.

Peu de temps après, je fus chargé d'administrer un des départemens de la région presque centrale de la France (1). L'industrie de cette contrée, essentiellement agricole, s'exerce exclusivement sur les produits du sol; elle a su, en outre, profiter des avantages d'une heureuse situation locale. Aussi la misère était-elle peu sensible dans les villes, et presque nulle dans les campagnes. La charité religieuse, toujours vigilante, suffisait à la soulager. Quelques travaux publics, pendant la saison rigoureuse, occupaient tous les bras oisifs. Rien ne mettait à des

(1) Le département de la Charente (l'ancien Angoumois).

épreuves trop pénibles la sensibilité de l'homme et la sollicitude du magistrat.

Je quittai au bout de deux ans les bords rians et paisibles de la Charente, pour exercer les mêmes fonctions dans la capitale de l'ancienne Lorraine (1). Ici je trouvai une industrie très développée, mais en général spéciale aux produits du sol, et favorisée par une abondance extraordinaire de combustibles ligneux; des communes riches par leurs forêts, plus riches encore par un excellent régime municipal, et par les traditions de charité encore vivantes des bons ducs de Lorraine et du monarque le plus bienfaisant qui fut jamais.

Nancy, la ville de Stanislas; Lunéville, sa résidence habituelle; Toul et quelques autres cités importantes, étaient sans doute fort déchues de leur ancienne splendeur; cela s'expliquait facilement par la disparition des grands établissemens qui répandaient partout le mouvement et la vie. Cependant la misère n'était grande que parmi les ouvriers employés jadis aux anciennes manufactures de tabac ou attachés aux fabriques modernes de coton. Nulle part des institutions de charité plus nombreuses, plus magnifiques, plus prévoyantes, n'avaient été créées pour soulager et prévenir l'indigence et le malheur. L'étude du paupérisme, dans cette province si remarquable, conduisait donc seulement à faire admirer le perfectionnement de l'industrie nationale et les bienfaits d'une agriculture éclairée, et enfin à bénir les fondations du philosophe bienfaisant.

(1) Le département de la Meurthe.

C'est là que j'eus le précieux avantage de rencontrer un agronome célèbre, M. Mathieu de Dombasle, savant modeste et laborieux, qui dès longtemps prodiguait ses veilles, sa santé et sa fortune, à l'avancement de l'art agricole, sans autre ambition que celle d'être utile à son pays. J'eus bien vite compris que ses théories d'économie politique reposaient sur le développement de l'industrie nationale, c'est-à-dire de celle qui s'exerce sur les produits du sol. Jaloux de seconder ses vues éclairées, et de l'aider à répandre les fruits de sa longue expérience, je fus assez heureux pour contribuer, avec lui, à la création de la ferme exemplaire de Roville, dont la renommée est européenne, et dont l'influence commence déjà à se faire sentir en France.

Ma destinée administrative me transporta ensuite dans l'une des provinces de l'ancienne Bretagne. Le siége de l'administration était fixé à Nantes, la ville la plus populeuse et la plus importante de cette partie de la France. Cette cité, jadis métropole du commerce des Antilles, et longtemps le foyer d'une prospérité inouie, avait cruellement souffert des désastres de Saint-Domingue. Toutefois de nombreuses manufactures s'y étaient établies; l'emploi des machines économiques avait pris une notable extension; de grandes fortunes industrielles s'étaient rapidement élevées, et cependant l'échelle de la misère publique se développait sur les plus larges proportions. A côté d'une extrême opulence se faisait remarquer une pauvreté excessive; de fréquentes émeutes d'ouvriers,

et des murmures faiblement contenus, trahissaient le mal-aise des classes inférieures. On donnait pour cause, au paupérisme de la ville, la chute du commerce de Saint-Domingue, la répression de la traite des noirs, les habitudes d'ivrognerie des ouvriers, et la grande agglomération d'individus cosmopolites qui accompagne toujours les grandes cités. La misère était peu sensible dans les campagnes de la partie nord du départe

ment.

L'indigence avait bien plus d'intensité dans les autres départemens de la Bretagne : on l'expliquait par l'état peu avancé de l'agriculture et de l'instruction populaire, par la cessation de l'ancienne industrie des toiles de Bretagne et par la difficulté des communications intérieures.

Sur la rive gauche de la Loire s'étendait cette contrée si célèbre par d'illustres malheurs. L'agriculture régnait presque sans partage dans la Vendée; la charité y était vivante comme aux premiers temps du christianisme; là, le paupérisme eût été peut-être inconnu si la guerre civile n'avait laissé des traces cruelles et profondes sur cette terre d'héroïques et mélancoliques souvenirs (1).

A Nantes, comme dans le reste du département, la pauvreté n'avait guère d'autre soutien et d'autre refuge que la charité religieuse aussi cette vertu : sublime se manifestait-elle sous les formes les plus touchantes, les plus ingénieuses et les plus variées.

(1) Le département de la Vendée est celui qui a conservé les mœurs les plus pures. C'est celui qui produit le moins d'enfans trouvés.

Tandis que la philantropie industrielle n'avait pu offrir aux indigens qu'une école Lancastrienne, et, de loin en loin, les produits de quelques souscriptions à des bals, à des concerts ou autres réunions de plaisir, la religion consolait et soulageait des milliers d'infortunés, fondait une multitude d'asiles pour l'enfance, le malheur et le repentir, et accomplissait ainsi en silence son auguste vocation. Ce fut à cette époque qu'à l'imitation de l'heureux exemple donné à Bordeaux, par M. le baron d'Haussez, je conçus le projet de créer, pour la ville de Nantes, une maison de refuge pour les mendians invalides. Cette institution, achevée par les soins de mon honorable successeur (le baron de Vanssay), reçut les plus puissans secours de monseigneur l'évêque de Nantes et de son clergé si digne d'un tel pasteur. La mendicité fut dès lors interdite; seulement, pour entretenir dans les cœurs le précepte religieux de l'aumône, deux pauvres furent autorisés à recueillir, aux portes de chaque église, les offrandes que les personnes charitables destinaient à la maison de refuge pour la mendicité.

Vers le même temps une école d'agriculture fut fondée à l'abbaye de Melleray, aux environs de Nantes, par la munificence du roi Charles X et la bienveillante intervention de M. le duc de La Rochefoucaud-D'Oudeauville, à qui je m'étais empressé de faire connaître les améliorations agricoles dues au vénérable et aimable abbé Saulnier, le Dombasle des instituts religieux. La France sait comment cette fondation, dont on pouvait espérer de

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