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trace, tombe au-dessous du point d'où il est parti; mais enfin, à force de temps, il rencontre les vents favorables, gagne toujours quelque chose dans son véritable chemin et surgit au port vers lequel il avait déployé ses voiles (1). »

La double nature de l'homme indique deux sortes de progrès. L'un agit dans le cercle borné de l'ordre physique; le second, dans la sphère immense de l'ordre moral.

Le progrès physique ne peut être infini. La vie de l'homme sur la terre étant réduite à un petit nombre d'années ; l'homme terrestre étant assujetti à voir ses organes s'affaiblir et s'éteindre; et même, dans leur plus haut degré de force et d'énergie, ces organes étant fort bornés, il en rẻrésulte que le progrès matériel s'arrête forcément aux limites posées par la nature. On ne pourrait concevoir en effet la loi d'un perfectionnement indéfini qui aboutirait à la tombe. Le progrès des sciences, des arts, de l'industrie, de l'hygiène publique, qui doivent nécessairement s'accroître à chaque siècle, par l'héritage accumulé de nouvelles découvertes, sont très désirables sans doute, parce qu'il est bon de rendre la situation matérielle de chaque individu existant sur la terre aussi heureuse qu'elle est susceptible de l'être : mais ils ne sauraient être le but exclusif de l'homme; ils ne sauraient surtout être infinis, puisqu'ils s'appliquent à un être borné dans sa nature et dans sa durée.

N'apercevoir, dans la loi du progrès, que la nécessité des améliorations physiques est l'erreur grave, l'hérésie morale que nous avons reprochée à la philosophie de l'économie politique anglaise, et que nous devons combattre par de nouvelles considérations.

<«< On n'aperçoit réellement derrière le christianisme, dit encore l'auteur des Etudes historiques, que la société matérielle, société bien ordonnée, bien réglée, jusqu'à un certain point exempte de crimes; mais aussi bien bornée,

(1) Etudes historiques.

bien enfantine, bien circonscrite aux sens polis et hébétés. Lorsque dans la société matérielle on pousserait les découvertes physiques et les inventions des machines jusqu'aux miracles, cela ne produirait que le genre de perfectionnement dont la machine même est susceptible. L'homme privé de ses facultés divines est indigent et triste: borné à son corps qu'il ne peut ni rajeunir ni faire revivre, il se dégrade dans l'échelle de l'intelligence. »

L'homme doué d'intelligence a nécessairement une destinée à accomplir. Or, cette destinée de l'âme, qui est tout l'homme en dernier résultat, ne peut être que de se rapprocher de la source de la perfection, c'est-à-dire de Dieu: l'homme doit y tendre sans cesse; là, est pour lui la véritable, la suprême loi du progrès.

Mais cette loi n'abandonne pas l'homme physique, car les perfectionnemens moraux assurent complétement l'amélioration de la vie terrestre nous l'avons déjà dit, et nous croyons l'avoir prouvé : l'union du travail et de la charité suffiront pour le bonheur des hommes et pour l'ordre des sociétés, si les progrès de ces deux principes s'opèrent de concert et dans un but commun (1).

L'époque actuelle semble chercher le progrès en toutes choses: les mots de progrès, progressifs, sont dans toutes les bouches, dans tous les écrits. Cette tendance a ses avantages, mais elle a ses dangers. Le progrès n'est que le développement d'un principe vrai, juste, bon, utile, par conséquent immuable, et dont les conséquences doivent

(1) « Loin de faire rétrograder la science, le christianisme, débrouillant le cahos de notre être, a montré que la race humaine qu'on supposait arrivée à la virilité chez les anciens, n'était encore qu'au berceau. Le christianisme croît et marche avec le temps lumière quand il se mêle aux facultés de l'esprit, sentiment quand il s'associe aux mouvemens de l'âme. Modérateur des peuples et des rois, il ne combat que les excès du pouvoir, de quelque part qu'ils viennent. C'est sur la morale évangélique, raison supérieure, que s'appuie la raison naturelle dans son ascension vers le but qu'elle n'a pas encore atteint. » (Chateaubriand, Etudes historiques, }

avoir les mêmes attributs. Tout autre prétendu progrès n'est qu'une erreur fatale et n'engendre que troubles et malheurs. C'est ainsi qu'en abusant des grands principes de liberté et d'égalité proclamés par le christianisme, on produit toujours la licence et l'anarchie. Changer ce qui existe, sous prétexte d'améliorer, est plus souvent une révolution qu'un progrès, et cependant un abîme immense sépare l'une de l'autre. Développer les vertus morales et sociales, refouler les vices et les passions mauvaises, tels sont les seuls progrès auxquels la société doit tendre sans cesse, si elle veut accomplir la loi de son perfectionnement.

L'homme périt. Les sociétés, qui périssent aussi à leur tour, peuvent cependant se perpétuer d'une manière indéfinie. Elles ont donc un principe de perfectionnement plus étendu, mais qui ne saurait être toutefois d'une nature différente; car, en définitive, les sociétés ne se composent que d'hommes, et la loi qui régit l'individu s'applique nécessairement aux individus identiques, réunis par le lien social: seulement cette loi embrasse alors les relations que les hommes sont appelés à former entre eux.

L'homme a une destinée religieuse. Pour l'accomplir, il doit tendre au progrès moral. Les sociétés sont soumises aux mêmes lois, car, elles aussi, ont une destinée religieuse.

Les progrès de la société vers le but qui rapproche l'homme de sa destinée religieuse, constituent donc la véritable civilisation.

Celle-ci ne consiste pas uniquement dans le raffinement des arts, ni dans la plus grande culture des sciences, mais dans l'égalité civile que le christianisme seul a établie, dans la douceur des mœurs générales, dans la générosité du droit public et des gens, dans la diffusion de la charité, dans la propagation du sentiment religieux, c'est-à-dire de ce qui est bon, juste et vrai.

De toutes parts, aujourd'hui, on invoque le progrès, on demande à avancer en civilisation. Mais sur ces points on

est bien loin de s'entendre, parce que le but n'est ni compris, ni déterminé. Les deux grandes sectes philosophiques demandent également les progrès de la civilisation sociale; mais chacune les veut conformes à ses principes. Il faut cependant choisir.

L'école sensualiste ne s'occupe que du perfectionnement de l'état physique de l'homme; elle cherche à persuader que la perfection morale naîtra infailliblement de l'augmentation des richesses matérielles ; que l'accroissement du bien-être de l'individu le ramènera à la dignité de sa propre nature; que le bonheur matériel conduit à la morale pratique qu'ainsi tous les efforts des sociétés doivent avoir pour but principal d'améliorer la condition physique dé la race humaine. Les progrès des arts, des sciences, de l'industrie, le développement de l'intelligence, la réforme des institutions politiques, produiront ce résultat, qu'il faut obtenir à tout prix, fût-ce même par le malheur de quelques générations. C'est en effet ainsi, ou à peu près, que se résument les doctrines du matérialisme philosophique et économique, et qu'elles entendent le but des sociétés et les progrès de la civilisation.

Mais la destinée de l'homme est-elle purement sociale? La société épuise-t-elle ou absorbe-t-elle l'homme tout entier, ou bien porte-t-il en lui quelque chose d'étranger, de supérieur à son existence sur la terre? « Cette question, dit un professeur d'histoire moderne (1), se rencontre à la fin de l'histoire de la civilisation. Quand l'histoire de la civilisation est épuisée, quand il n'y a plus rien à dire de la vie actuelle, l'homme se demande invinciblement, si tout est épuisé, s'il est à la fin de tout? Ceci, ajoute-t-il, est donc le dernier problème, et le plus élevé de tous ceux auxquels l'histoire de la civilisation peut conduire; il suffit d'avoir indiqué sa place et sa grandeur, »

(1) M. Guizot.

A cette question, un illustre publiciste (1) a fait cette réponse remarquable: « Les sociétés naissent, vivent et meurent sur la terre. Là, s'accomplissent leurs destinées; mais elles ne constituent pas l'homme tout entier. Après qu'il s'est engagé à la société, il lui reste la plus noble partie de lui-même, ces hautes facultés par lesquelles il s'élève jusqu'à Dieu, à une vie future, à des biens inconnus, dans un monde invisible: nous, personnes individuelles et identiques, véritables êtres doués de l'immortalité, nous devons avoir une autre destinée que les états. >>

Cette conclusion, si parfaitement juste, laisse pourtant indécise la question de la destinée et du but des sociétés humaines, et par conséquent du véritable progrès auquel elles doivent aspirer. Or, cette question, la philosophie religieuse peut seule la résoudre.

La destinée des sociétés ne saurait être que de rendre les hommes plus heureux et plus parfaits par la pratique et le développement des vertus chrétiennes. Ces vertus s'appliquent essentiellement à l'homme social, et la société n'est que le théâtre où elles doivent s'exercer sans cesse. La charité n'existe même pleinement que pour la société, puisqu'elle serait sans but si l'homme était seul et isolé. Ainsi, travailler à rendre la vie plus commode et plus douce pour tous, par le progrès des arts, des sciences, de l'industrie et des institutions; mais en même temps, propager dans tous les lieux et dans tous les cœurs, la justice, la bienveillance, la charité, la religion; ainsi, rendre à la fois les hommes dignes du bonheur immortel qui leur est promis, et adoucir la rigueur de leur épreuve terrestre: telle est la destinée des sociétés, tel est le but de tout progrès, telle est la voie de la véritable civilisation; la raison, comme le sentiment, comme la révélation, nous dit qu'il ne saurait en exister d'autres.

(1) M. Royer-Collard.

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