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de vivre et de gagner notre subsistance. Quoique la terre soit bien vaste et bien déserte encore dans plus d'une contrée, nous accourons trop nombreux au banquet de la vie (1). »

Ce triste avertissement, écho de celui que Malthus donnait à la fin du dernier siècle, a peut-être encore, pour la majeure partie de la France, le caractère de la nouveauté. Pendant long-temps, les publicistes de tous les pays n'ont cessé d'encourager la population. Jusqu'à l'époque où Malthus fit paraître son célèbre ouvrage, on avait paru croire qu'une population nombreuse était l'expression la plus certaine, comme la cause la plus active de la prospérité des états. Les encouragemens donnés presque partout aux mariages et à la fécondité, annoncent assez que cette opinion était devenue un axiome de gouvernement et de politique. La philosophie moderne allait même jusqu'à faire un reproche au christianisme du célibat des prêtres et des ordres religieux. Aujourd'hui on se plaint du développement excessif du principe de la population : quelques nations éprouvent une véritable surcharge d'habitans, et jettent un cri d'alarme. Que s'est-il donc passé en Europe depuis un demi-siècle?

La fécondité de la terre a nécessairement des bornes. La production du travail manufacturier a des limites marquées par la consommation. Il est évident qu'une population qui s'accroîtrait au-delà des moyens de subsistance que peuvent offrir son territoire, son industrie et son commerce, devrait nécessairement voir s'introduire dans son sein, d'abord le défaut ou l'insuffisance du travail, ensuite la rareté des subsistances, les besoins, les privations, et enfin la dure et cruelle indigence. Mais en Europe, depuis l'établissement du christianisme, l'équilibre entre la population et les moyens de subsistance s'était cons

(1) M. Blanqui.

tamment maintenu, et n'avait été troublé que par des circonstances locales et passagères. D'où vient donc qu'aujourd'hui on se trouve amené à discuter quel est le véritable principe de la population, quels sont ses rapports nécessaires avec les moyens de travail et de subsistance: si les progrès de la population sont en juste proportion avec l'accroissement parallèle des produits de l'agriculture et de l'industrie, et comment il convient de régler les uns et les autres de manière à prévenir le malheur et le désordre qui menacent les sociétés? Il est évident que l'équilibre est rompu, et que ce phénomène se rattache à une cause qui n'a pas encore été aperçue. Or, le seul fait de nature à exercer une influence énergique sur le principe de la population est l'application des théories anglaises sur l'économie politique et la civilisation européenne. C'est depuis leur application que l'on commence à se plaindre de l'exhubérance de la population, et ces plaintes s'élèvent précisément dans les lieux mêmes où cette application a été plus généralement pratiquée. Un tel rapprochement semble former un commencement de preuves. Les notions que nous allons exposer compléteront peut-être la dé

monstration.

Nous n'avons sur la marche de la population, dans l'univers ancien, que des observations nécessairement bien imparfaites. Mais lors même que les documens historiques que l'antiquité nous a transmis sur ce point auraient une plus grande certitude, on n'en pourrait tirer aucune induction applicable au principe de la population tel qu'il se manifeste à l'époque actuelle. Chez les peuples anciens, les mœurs, les institutions, la religion même, qui autorisaient l'infanticide et l'esclavage, tendaient à arrêter la population dans les classes misérables. C'était par des moyens violens que l'on se procurait ou que l'on faisait disparaître tour à tour la population que l'on jugeait nécessaire ou nuisible à la prospérité de l'état. Ces

moyens sont encore à l'usage des peuples étrangers aux principes du christianisme.

Il est facile de comprendre combien le nouvel élément civilisateur qui apparut au monde avec l'évangile, devait, par ses progrès, rendre à la population sa marche libre et naturelle. En abolissant l'esclavage et l'infanticide, en proclamant la charité comme la première des vertus, en prêchant la paix à tous les hommes, le christianisme avait écarté les obstacles qui entravaient l'accroissement de la population générale. Toutefois, par l'effet d'une prévoyance profonde, il dût modifier, en raison des temps, l'ordre suprême donné, au commencement du monde, aux premiers hommes, celui de croître et de multiplier. Cet ordre, il le modifia par la sainteté du mariage et par le conseil du célibat. Nous reviendrons plus tard sur ces hautes considérations.

Bien que le sacerdoce catholique présidât aux naissances, aux mariages et à la mort des fidèles, ce n'est que par degrés et en quelque sorte de nos jours, que l'on est parvenu à constater d'une manière régulière l'état de la population et ses divers mouvemens (1). Il règne encore beaucoup d'obscurité sur l'état véritable de la population de la France et de l'Europe à des époques peu éloignées, et la question de savoir s'il convenait d'encourager ou de restreindre la population est demeurée longtemps indécise ou même ignorée. La statistique, science toute moderne, pouvait seule éclairer sur ce point les gouvernemens et l'administration.

Montesquieu, l'un des premiers écrivains qui ait exa

(1) L'origine des observations sur le mouvement de la population de la ville de Paris remonte à l'administration de Colbert, en 1670 : mais les mesures prises à cet égard ne furent pas étendues au reste de la France. La rédaction des bills mortuaires de la ville de Londres date de 1550; elle demeura long-temps incomplète et inexacte.

miné le principe de la population, pensait que l'Europe était, de son temps, dans le cas d'avoir besoin de lois qui favorisent la propagation de l'espèce humaine.

Voltaire publia sur ce sujet quelques aperçus spirituels et profonds, empreints, du reste, de ce sel mordant et satirique qui caractérise ses productions les plus graves comme les plus légères.

« Le terrain de la France, dit-il, est assez bon, et il est suffisamment couvert de consommateurs, puisqu'en tout genre il y a plus de postulans que de places, puisqu'il y a deux cent mille fainéans qui gueusent d'un pays à l'autre, et qui soutiennent leur détestable vie aux dépens des riches; et enfin, puisque la France nourrit plus de quatre-vingt mille moines dont aucun n'a fait servir ses mains à produire un épi de froment. »>

« La population a triplé partout depuis Charlemagne. Je dis triplé, et c'est beaucoup. On ne propage pas en progression géométrique. Tous les calculs qu'on a faits sur cette prétendue multiplication sont absurdes. Si une famille d'hommes ou de singes multipliait de cette façon, la 1erre, depuis deux cents ans, n'aurait plus de quoi la nourrir. La nature a pourvu à conserver et à restreindre les espèces. Elle ressemble aux parques qui filaient et coupaient toujours. Elle n'est occupée que de naissances et de destruction. >>

<< Quand un peuple possède un grand nombre de fainéans, soyez sûr qu'il est assez peuplé, puisque ces faiǹéans sont logés, vêtus, nourris et respectés par ceux qui travaillent.

<«< Le point principal n'est pas d'avoir du superflu en hommes, mais de rendre ceux que nous avons le moins malheureux qu'il est possible. Remercions la nature de nous avoir donné l'être dans la zône tempérée, peuplée presque partout d'un nombre suffisant d'habitans qui cul

tivent tous les arts, et tâchons de ne pas gâter notre bonheur par nos sottises (1). » ·

M. Necker trouvait un gage de sécurité pour l'état dans le nombre des naissances qui surpassait en France celui des décès. Mais il fait observer avec raison que la population, selon qu'elle est différemment composée, n'a pas la même influence sur le bonheur des nations (2).

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L'ancienne école des économistes français avait entrevu, mais peu approfondi, la grande question de l'accroissement de la population dans ses rapports avec la misère publique. Mirabeau, l'auteur de l'Ami des hommes, avait d'abord considéré la population comme une source de revenu. Depuis il reconnut qu'il avait erré, et que c'était le revenu qui est la source de la population.

Adam Smith fut conduit, par son système, à envisager l'augmentation presque indéfinie de la population comme un moyen et, à la fois, comme un signe certain de prospérité et de richesse. Les principes les plus saillans qu'il établit à cet égard sont ainsi exprimés :

« 10 Dans la Grande-Bretagne, comme dans la plupart des autres pays de l'Europe, le nombre des habitans ne double guère que dans cinq cents ans. Si, dans les colonies anglaises de l'Amérique, on a trouvé qu'elle doublait en vingt ou vingt-cinq ans, c'est que là le travail est si bien récompensé qu'une nombreuse famille d'enfans, loin d'être une charge, est une source d'opulence et de prospérité pour les parens. >>

(1) Dictionnaire philosophique. Voltaire a parfaitement raison lorsqu'il dit que l'objet important est d'avoir une population heureuse; mais il se trompe quand il tire la preuve de la population suffisante d'un pays du grand nombre de fainéans que ce pays nourrit. Il semble, au contraire, que plus un pays est peuplé, moins il doit y avoir d'individus qui puissent vivre sans travail ou sans misère mais ici Voltaire n'avait en vue que d'attaquer les moines, et s'inquiétait peu de l'exactitude de son assertion.

(2) De l'administration des finances.

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