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tion, sur le rapport de M. le comte de Tournon, pair de France. Ce rapport devait même être publié, le 25 juillet 1830, dans le Moniteur universel.

Au lieu de ce document, je lus, avec une douleur prophétique, les ordonnances qui firent éclater une grande révolution sociale.

Peu de jours après, vingt mille ouvriers, plus ou moins misérables, lancés dans les rues de Lille, suivirent le signal donné par les ouvriers de Paris; ma carrière administrative fut dès lors terminée.

Je ne crus pas, néanmoins, avoir accompli cette sorte de mission spéciale, imposée à tous les hommes par la Providence. Je résolus de consacrer mes loisirs et le peu de forces que me laissait une santé fort altérée, à traiter dans toute son étendue la question du paupérisme, que les événemens avaient encore aggrandie. Au sein d'une paisible retraite, je m'attachai à recueillir mes souvenirs et mon expérience, à interroger tour à tour l'économie politique, les théories philosophiques de la civilisation, la statistique, la législation et les sciences morales qui avaient rapport aux causes de l'indigence. D'abord un horizon vague et immense s'était offert à mes regards; peu à peu, à l'aide surtout du phare lumineux du christianisme, il me sembla que l'on pouvait distinguer nettement les causes des désordres moraux et matériels des sociétés ; les faits se classèrent naturelles; ment. Il devint possible de les généraliser, de leur assigner des principes, d'en observer et d'en comparer les conséquences, enfin d'approcher autant qu'il était possible de la vérité.

Tel est l'historique de mon ouvrage et le compte que j'avais à rendre des motifs qui m'ont amené à l'écrire et à le publier.

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Je ne me dissimule pas qu'une telle entreprise pour répondre à son importance, eût exigé la vie tout entière, non seulement d'un homme, mais de plusieurs hommes profondément versés dans toutes les sciences qui se rattachent à l'économie sociale, et secondés, de plus, par des moyens dont les gouvernemens ont seuls l'entière disposition. Je sais qu'elle eût nécessité l'exploration attentive et locale du paupérisme dans tous les états de l'Europe. Je sens, surtout, que pour donner à toutes ses parties le relief et l'intérêt de style que son sujet méritait sans doute, il eût fallu le talent d'un grand écrivain.

Certes, un ouvrage exécuté comme je le comprends, aurait servi à asseoir sur de nouveaux principes la science de l'économie politique. Il est donc encore à faire ; mais les progrès de l'administration, les besoins des peuples et la force des choses produiront tôt ou tard, sans doute, les hommes auxquels il est réservé d'éclairer leur siècle sur des vérités encore imparfaitement dévoilées.

Mais, en attendant, le danger presse ; le temps poursuit sa marche inexorable : les gouvernemens, l'administration, la législation, fermant les yeux sur les maux des populations ouvrières, semblent entraînés par les intérêts du moment, à suivre et à élargir les voies de civilisation ouvertes par le système anglais. Le mal qui oppresse les classes inférieures est évident; mais on en conteste

l'origine et les causes; peut-être même n'en connaît-on pas toute l'intensité. J'ai donc cru que des observations spéciales pouvaient être utiles en donnant une nouvelle force à des écrits remarquables, mais dont l'autorité avait besoin peut-être de s'appuyer davantage sur celle des faits. Voilà, je le répète le but et l'excuse d'une publication dont je reconnais moi-même l'imperfection inévitable.

Ce qui m'a frappé surtout, dans mes études c'est l'influence funeste que le système industriel et politique de l'Angleterre a exercé sur la France, sur l'Europe et sur une grande partie de l'univers. Ce système, basé sur un égoïsme insatiable et sur un mépris profond de la nature humaine, s'est dévoilé à mes regards d'une manière qui a exalté à l'excès, peut-être, un sentiment de nationalité dont un cœur français ne saurait se défendre, et cette impression se manifestera peut-être un peu vivement dans tous le cours de cet ouvrage. Cependant j'ai cherché à n'être que vrai, et ne crois pas avoir été injuste ni exagéré.

En effet, le véritable paupérisme, c'est-à-dire la détresse générale, permanente et progressive des populations ouvrières a pris naissance en Angleterre, et c'est par elle qu'il a été inoculé au reste de l'Europe:

Depuis trois cents ans, cette puissance n'a cessé d'exciter l'amour des richesses, du luxe, des jouissances matérielles; une aristocratie souveraine, un clergé enrichi des dépouilles du catholicisme, des spéculateurs habiles et heureux, placés à la tête du pouvoir, de la propriété, des capitaux et de l'in

dustrie, n'ont cessé d'accumuler le privilége des terres, du commerce et de la navigation. Il en est résulté une monstrueuse centralisation de fortune et de despotisme qui a été constamment mise en action pour acquérir de nouveaux biens. Telle a été la marche incessante de la classe avide et orgueilleuse devenue maîtresse de la population. C'est ainsi qu'on l'a vue exploiter partout la race humaine; et tandis qu'elle cherchait à améliorer chez elle tous les types d'animaux utiles, ne s'occuper de ses ouvriers que pour abuser de leurs forces et de leur misère. Ce n'était pas assez d'avoir englouti toutes les richesses de la Grande-Bretagne, sa cupidité insatiable s'est étendue aux richesses de tout l'univers ; à tout prix, il a fallu la satisfaire; violence, inhumanité, corruption, elle a tout employé tour à tour, et n'a reculé devant aucun moyen de succès.

Long-temps elle a ébloui les regards de son opulence, et son exemple a séduit quelques nations; aujourd'hui, le temps et l'expérience commencent à soulever le voile qui cachait l'effroyable misère d'une population opprimée, affamée et poussée au désespoir. La publicité révèle l'excès de sa production manufacturière; la lutte, établie par une concurrence universelle, réagit avec vigueur. Tout annonce que le colosse est ébranlé, et qu'un abîme est creusé sous son piédestal.

A ce sombre tableau que tracent les Anglais euxmêmes, pourrait-on méconnaître l'approche d'une eatastrophe inévitable, plus ou moins prochaine et sans doute terrible?

Ainsi, l'Angleterre est destinée à périr par les

causes qui ont engendré le paupérisme, et peutêtre par le paupérisme lui-même. Tous les hommes qui ont approfondi la situation de ce royaume, ne peuvent s'empêcher d'en avoir le pressentiment; ce sera un grand malheur, sans doute, et cependant, pourra-t-on dire qu'il n'est pas mérité et que la Providence ne se devait pas à elle-même de donner cette haute leçon au monde ?

Mais les autres peuples doivent-ils attendre que cet événement immense soit arrivé pour renoncer aux principes qui ont dirigé le système économique et industriel de l'Angleterre? Assurément non il est temps encore de prendre une autre route et de guérir, par les contraires, le mal anglais qui menace de nous gagner.

Le système anglais repose sur la concentration des capitaux, du commerce, des terres, de l'industrie; sur la production indéfinie; sur la concurrence universelle ; sur le remplacement du travail humain par les machines; sur la réduction des salaires; sur l'excitation perpétuelle des besoins physiques; sur la dégradation morale de l'homme.

Fondons, au contraire, le système français sur une juste et sage distribution des produits de l'industrie, sur l'équitable rémunération du travail, sur le développement de l'agriculture, sur une industrie appliquée aux produits du sol, sur la regénération religieuse de l'homme, et enfin sur le grand principe de la charité.

Dans ce système, loin de faire rétrograder l'industrie, nous ne verrons dans les machines et les grands capitaux que des agens de bien-être et de

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