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civilisation : la nation tout entière sera enrichie, et non quelques individus. La misère, redevenue un accident individuel, inséparable de la condition humaine, sera soulagée aussitôt qu'aperçue. Le paupérisme n'alarmera plus les gouvernemens. Qu'on y songe bien, ce n'est plus seulement de l'ordre politique qu'il s'agit aujourd'hui, mais de l'existence peut-être de la société tout entière. Les signes précurseurs d'une révolution sociale éclatent de toutes parts. On voit se former des religions nouvelles; les voix formidables de prophètes nouveaux se font entendre du fond de la solitude, et même de la tombe. L'Orient est plein de mystères politiques, prêts à se dévoiler; l'Europe semble frappée de terreur et de vertige; les intelligences et les passions humaines s'agitent, se croisent, se choquent en tous sens, comme pour chercher une issue qu'elles ne trouvent pas. Les classes riches escomptent rapidement la vie, et sans souci de l'avenir, n'aspirent chaque jour qu'à de nouvelles jouissances matérielles. Les masses prolétaires, privées d'aliment moral et de bienêtre physique, demandent à entrer à leur tour, de gré ou de force, dans le partage des biens de ce monde. Tel est l'état de la société dans plusieurs parties du globe civilisé. Que sortira-t-il de ce cahos? quel est l'avenir de la civilisation européenne? chacun le demande et personne ne peut le dire.

Ce qui paraît certain, c'est que les temps de monopole et d'oppression sont accomplis sans retour et qu'une grande transition approche. Or, elle

ne peut s'opérer que de deux manières, ou par l'irruption violente des classes prolétaires et souffrantes sur les détenteurs de la propriété et de l'industrie, c'est-à-dire par un retour à un état de barbarie, ou par l'application pratique et générale des principes de justice, de morale, d'humanité et de charité. Tout le génie de la politique, tous les efforts des hommes de bien, doivent donc tendre à préparer cette transition par des voies de persuasion et de sagesse. Evidemment c'est une nouvelle phase du christianisme qu'appelle l'univers. La charité chrétienne, mise enfin en action dans la politique, dans les lois, dans les institutions et dans les mœurs, peut seule préserver l'ordre social des effroyables dangers qui le menacent : hors de là, osons le dire, rien n'est qu'illusion ou mensonge.

Paris, ce 15 mai 1834.

INTRODUCTION.

<< En lisant certains économistes, on croirait que les produits ne sont pas faits pour les hommes, mais que les hommes sont faits pour les produits.

DROZ.

La pauvreté individuelle, c'est-à-dire la privation plus ou moins absolue des objets nécessaires à l'existence d'un homme ou d'une famille, est une situation douloureuse à laquelle la sympathie naturelle qui unit l'homme à ses semblables nous force impérieusement de compatir; elle est, aux yeux de la religion, une souffrance que le ciel luimême ordonne de soulager partout où elle existe : elle est aussi une cause de dégradation physique et morale que la société a intérêt à prévenir; enfin, la philosophie ne saurait y voir qu'une grave injustice morale, dès qu'elle n'est pas l'effet d'un malheur mérité.

Toutefois, tant que la pauvreté se montre isolée, circonscrite et passagère, il est facile de l'expliquer comme de lui porter remède; on trouve aisément dans la nature même de l'homme, dans l'infériorité relative de ses forces physiques et de son intelligence, dans l'inégalité nécessaire des conditions sociales, dans l'impuissance ou le refus du travail, et surtout dans les maux inévitables attachés à l'espèce humaine, la raison de ces affligeans disparates qui blessent l'harmonie de la société sans néanmoins la détruire; on comprend aussi que peu d'efforts doivent suffire pour réparer ces imperfections de l'ordre social.

Mais si l'indigence, sous le nom nouveau et tristement énergique de paupérisme, envahit des classes entières de la population, si elle tend à s'accroître progressivement, en raison même de l'accroissement de la production industrielle; si elle n'est plus un accident, mais la condition forcée d'une grande partie des membres de la société ; alors on ne peut méconnaître dans de tels symptômes de souffrance généralisée, un vice profond survenu dans l'état de la constitution sociale et l'indice prochain des plus graves et des plus funestes perturbations.

Or, cette situation nouvelle se dévoile en ce moment même à nos regards.

Le développement de l'extrême indigence au sein des populations les plus nombreuses et des états les plus avancés dans les voies de l'industrie et de la civilisation modernes, et l'inquiétude qui tourmente les classes ouvrières, sont des faits qu'il n'est plus possible de contester. Et s'ils sont la plaie la plus dangereuse de la grande famille européenne, ils sont également les phénomènes les plus remarquables de l'époque actuelle, car leur apparition remonte à l'ère des progrès que la philosophie, la politique, et l'économie publique se vantent d'avoir obtenus au profit de la civilisation.

Depuis un quart de siècle seulement, on avait commencé à soupçonner leur existence; aujourd'hui, le paupérisme montre à nu ses colossales et hideuses proportions.

Aussi l'ordre social, long-temps contenu en Europe dans une sorte d'équilibre entre les divers élémens de la population, semble-t-il à la veille d'une commotion générale. De toutes parts des avertissemens sinistres indiquent que nous touchons au moment d'une transition violente, résultat inévitable d'une situation forcée. La lutte est même engagée sur quelques points du globe, entre la portion de la société qui possède les richesses et celle qui ne vit que de son travail. Cet antagonisme, aussi vieux

que la société même, toujours vivace, mais comprimé par les institutions, adouci par la religion et les mœurs, et apaisé par la charité, n'avait éclaté, pendant des siècles, qu'à de rares et courts intervalles. Aujourd'hui, complè→ tement révélé par de grandes révolutions politiques, il se fortifie de l'anarchie qui règne dans les doctrines morales, philosophiques et économiques. La misère des classes ouvrières est devenue la question de l'époque actuelle : elle est immense, mais elle est brûlante, pour ainsi dire, et les gouvernemens paraissent hésiter à l'aborder complètement.

Beaucoup de théories cependant ont été publiées, et de terribles expériences ont été faites, dans le but de résoudre le grand problème de l'extinction de la misère publique. Jusqu'à ce jour le mal n'a fait que s'aggraver.

A-t-on pris une fausse voie ? la misère humaine seraitelle inhérente à l'espèce humaine, ou bien, résultat nécessaire de la nature des choses, serait-elle une des dures, mais inévitables conditions de notre ordre social? de nouveaux besoins auraient-ils créé de nouvelles privations? Enfin, aurait-on enlevé aux peuples quelque aliment moral dont l'absence a fait naître une faim plus dévorante de jouissances matérielles? Quelle que soit leur importance pour le bonheur de l'humanité, ces questions sont encore indécises, et l'on a droit de s'en étonner dans un siècle qui se glorifie d'avoir porté si loin le perfectionnement des sciences humaines et surtout d'une science destinée à amé liorer la condition de toutes les classes de la société.

Il existe, en effet, une science qui, non seulement s'applique à démontrer le mécanisme de la formation et de la distribution des richesses, «< mais qui en découvre les sources, qui montre les moyens de les rendre abondantes, et enseigne l'art d'y puiser chaque jour davantage sans les épuiser jamais (1). »

(1) M. J. B. Say.

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