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Cette science prouve, dit-on, « que la population peut être à la fois bien plus nombreuse et incomparablement mieux pourvue des biens de ce monde; constate que les intérêts des riches et des pauvres, que les intérêts d'une nation et ceux d'une autre nation ne sont pas opposés entre eux, et que toutes les rivalités ne sont que des vanités. Il résulte de ces démonstrations qu'une foule de maux, qu'on croyait sans remèdes, sont, non pas seulement guérissables, mais faciles à guérir, et qu'on n'en souffrira qu'autant qu'on le voudra bien (1). ›

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Assurément, c'est à une science ainsi définie et formulée et dont les théories, proclamées depuis plus d'un demi-siècle, ont été expérimentées sur une très vaste échelle, que l'humanité, la charité religieuse et la politique étaient en droit de demander le soulagement complet des classes souffrantes de la population. Mais les résultats, il faut bien le dire, sont loin d'avoir répondu aux promesses; et quelque forte part que l'on puisse faire à une fausse application des principes de la science et aux obstacles que l'application, même la plus judicieuse, aurait pu rencontrer, on est forcément conduit à penser que la science a trop présumé d'elle-même qu'elle a bien plutôt enseigné l'art de produire les richesses que celui de les répartir équitablement, et, qu'ainsi, au lieu de soulager l'indigence, elle a très probablement contribué à la propager. Ce doute est grave et mérite que l'on examine attentivement l'accord et la relation des faits et des principes. Or, un tel examen réclame nécessairement quelques notions préalables sur l'origine, le but et les théories de l'économie politique, et sur les variations que la science a subies juqu'à nos jours. Cette digression était nécessaire pour pouvoir apprécier l'influence des doctrines de l'économie politique sur le

(1) M. J.-B. Say.

sort des classes ouvrières et pauvres; nos lecteurs voudront bien nous la pardonner.

« L'économie politique ne s'est réellement manifestée comme science que vers le milieu du siècle dernier (1). Mais ses élémens remontent à l'origine même du monde, car le travail, et par conséquent l'industrie, ont été imposés aux premiers hommes comme nécessité de leur existence physique. Ils remontent surtout à la famille, puisqu'avec elle naquit l'économie domestique qui n'implique, à la vérité, qu'une civilisation en quelque sorte patriarcale et ne suppose qu'une sociabilité presque individuelle. Puis vint l'économie nationale lorsque la civilisation s'établissant de famille en famille eut changé la tente du patriarche en cité, et les enfans d'un père commun en citoyens d'un même état. Dès lors les élémens de la richesse se compliquèrent en se multipliant. Il fallut coordonner des intérêts distincts et souvent opposés. Il y eut des dépenses communes, une fortune publique en dehors des fortunes privées, et, par conséquent, une législation complexe dans son but, puisqu'elle avait à assurer l'une sans épuiser l'autre. La science gouvernementale commença aussitôt, et la sphère d'action devint nécessairement plus grande à mesure que l'état étendait ses frontières ou que l'accroissement de sa population étendait ses besoins (2).

« Les développemens pratiques de l'économie politique chez les anciens peuples furent forcément bornés par les obstacles que l'état peu avancé de la navigation et de l'industrie, et plus encore la nationalité exclusive des cultes et des législations apportaient aux relations réciproques des états. Tant que l'esclavage marchait à la suite des

(1) Les économistes français écrivaient sous le règne de Louis XV; les recherches d'Adam Smith sur la nature et les causes de la richesse des nations parurent en 1776.

(2) M. Decoux, Conférences sur l'économie politique.

conquêtes et que le droit des gens demeura inconnu, les relations des peuples durent être extrêmement circonscrites et les progrès des arts utiles, lents et sans cesse interompus (1). »

Les institutions relatives à l'amélioration du sort des pauvres ne pouvaient guère être l'objet de la législation du paganisme, non point parce qu'il n'existait point d'indigens, mais parce que l'esclavage semblait être à la fois leur condition naturelle, en même temps que la garantie de leur existence. Moïse seul, dans ses Codes immortels, qui consacraient le droit de propriété, leur avait assuré une protection constante. Dans le reste de l'antiquité, les plans de société se rapportant au soulagement des pauvres, se réduisent à deux, représentés, dans ce qu'ils ont d'essentiel, par l'institut de Pythagore et la république de Platon. L'institut de Pythagore, séminaire de législateurs, reposait sur la destruction de tous les droits individuels de propriété, réunis et absorbés dans la personne du chef, lequel, par des commissaires nommés à cet effet, faisait répartir les fonds communs entre les membres de l'association. La communauté des biens, qui formait un des fondemens de la république de Platon, impliquait le système contraire à l'absorption des droits individuels, c'està-dire leur extension illimitée, ou le droit de chacun à tout (2).

Mais il est évident que ces plans ne pouvaient s'appliquer qu'à une population circonscrite dans d'étroites limites, et devaient disparaître lorsque la société recevrait une extention progressive. « Le christianisme présenta au monde un autre type social. Il renfermait d'abord le droit de propriété, droit fixe, déterminé comme chaque existence sociale et qui favorise, par son énergie intime, l'ac

(1) M. Decoux, Conférences sur l'économie politique.

(2) M. l'abbé Gerbet, Conférences sur la philosophie de l'histoire.

tivité humaine et la production même de la propriété. Avec le droit de propriété, il réalisait le principe de liberté qui en est inséparable; ces deux principes devinrent l'aurore d'une ère nouvelle pour le genre humain. La grande réformation sociale date de la même époque que la grande réformation religieuse. Le christianisme ne se bornait pas à apporter à l'univers les vérités morales. Destiné à devenir la religion et le lien commun de tous les hommes, il fut aussi le véritable élément de la civilisation universelle. Par lui, le droit des gens introduit dans le nouveau code des nations, l'abolition de l'esclavage, la propagation des lumières, le prosélytisme de la charité et de la bonne foi, la chute des préjugés et des cultes nationaux, les croisades, les missions étrangères enfin, assurèrent au commerce et à l'industrie des conquêtes rapides. De toutes parts, dans la législation, comme dans la richesse publique, il y eut un progrès gigantesque. Cette merveilleuse facilité à profiter de chaque découverte utile se manifesta lorsque la boussole fut enfin connue de l'Occident. Bientôt la mer devint comme la grande route des peuples chrétiens. La sécurité pour les personnes et les propriétés multiplia à l'infini les rapports des peuples entre eux et le négociant, sans inquiétude pour sa fortune, put transformer ses capitaux en marchandises et les envoyer dans tous les ports de la république chrétienne (1). »

<«< Alors, la lettre de change vint imprimer au commerce un mouvement égal à celui que la navigation avait reçu de la boussole. Le crédit individuel se manifesta sous cette forme; une nouvelle route frayée vers les Indes et la découverte de l'Amérique, affranchirent le commerce européen de toutes les entraves et lui donnèrent un monde nouveau pour vassal : les cinq siècles qui avaient précédé, furent comme une magnifique introduction à ces événe

(1) M. Decoux, Conférences sur l'économie politique.

mens. Le catholicisme, jusqu'alors régulateur suprême de la civilisation et arbitre souverain du droit des gens, avait tenu ses promesses, la vérité de ses dogmes put être démontrée même par son utilité pour la prospérité matérielle de l'univers (1). »

Malgré le retour des nationalités religieuses produit par la réforme, et malgré les haines de peuple à peuple qui en furent le résultat, l'essor imprimé par le catholicisme au développement de l'industrie et du commerce, ne fut point interrompu mais ce grand élément civilisateur, subordonné désormais, dans plusieurs états, au pouvoir politique, ne put répandre dès lors librement et complètement les bienfaits qu'il est sans doute de sa destinée de procurer un jour au monde entier. Dès ce moment, encore, le sort des pauvres, si efficacement amélioré par le christianisme, fut exposé à des vicissitudes nouvelles; l'égoïsme pénétra dans toutes les entreprises industrielles, et amena peu à peu le monopole du commerce, des capitaux et de l'industrie.

L'économie politique, qui n'est que l'économie de nation à nation comme l'économie nationale n'est que l'économie de famille à famille, remonte évidemment à l'existence même du droit des gens; mais elle ne pouvait être qu'une science d'observation, et il a fallu une longue expérience pour parvenir à distinguer, parmi tant d'intérêts divers, celui de la majorité et de la minorité. Pendant long-temps cette science ne fut que pratique et le domaine à peu près exclusif de l'administration.

Le premier système régulier d'économie politique est celui de Colbert. Sully avait enrichi la France en accordant une faveur marquée à l'agriculture et en diminuant les impôts. Les économies royales, qui attestent à la fois la noblesse, le génie et le cœur paternel du bon Henri et la sagesse et les vertus politiques de son austère et fidèle (1) M. Decoux.

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