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ministre, résument les idées de l'administration sous ce règne mémorable. Colbert leur fit prendre une nouvelle direction. Sans négliger l'agriculture (1), il s'attacha surtout à multiplier les manufactures appliquées aux produits nationaux. Persuadé que l'abondance du numéraire était la mesure véritable de la richesse des nations, il voulut que la France exportât le plus et importât le moins. C'est sur ces bases que fut fondé son fameux système auquel on a donné le nom de mercantile. A son exemple, toute l'Europe adopta la doctrine de la balance du commerce, des douanes et du régime prohibitif des produits étrangers. Il est vraisemblable que les longues guerres, qui marquèrent le règne de Louis XIV, nécessitèrent en grande partie l'établissement de ce système de nationalité dont les résultats ne furent pas toujours heureux.

Les conséquences de la direction imprimée par Colbert à l'administration générale, ne pouvaient échapper à l'esprit philosophique qui commençait à se développer dès les dernières années du dix-huitième siècle. On doit reconnaitre dans cette première tendance à la liberté d'examen des questions d'utilité publique, les premiers pas que faisait la science de l'économie politique pour réunir en un seul faisceau les lumières éparses de l'administration pratique et de l'administration spéculative. Cette réunion ne fut complètement opérée que par Adam Smith, mais avant lui avaient paru plusieurs écrivains français et italiens auxquels il est juste d'accorder une portion de la gloire dont on a entouré le nom du fondateur de l'économie politique.

(1) On a trop oublié les encouragemens que Colbert accorda à l'agriculture. Ce grand ministre était trop éclairé pour ne pas savoir que la France était essentiellement agricole aussi à son entrée au ministère il diminua l'impôt sur les terres, favorisa la multiplication des bestiaux, et s'attacha ensuite à réduire la taxe du sel. Son système ne perdit pas de vue la protection de l'industrie nationale, et de sages réglemens préservèrent les ouvriers contre le monopole des entrepreneurs de manufactures.

Le paisible ministère du cardinal de Fleury avait, en France et en Europe, dirigé les esprits vers les moyens d'augmenter et de consolider la félicité publique. Montesquieu, en portant le flambeau de la philosophie sur l'origine et l'esprit des lois qui régissent les sociétés, avait enseigné le grand art de découvrir, dans l'ensemble des faits moraux et physiques observés dans l'organisation sociale, les relations réciproques des climats, des institutions et des mœurs publiques. Cet illustre exemple mit sur la voie de rechercher les lois de la richesse, du travail et de la consommation, qui avaient été peu approfondies par Montesquieu lui-même. Le docteur Quesnay (1), l'un des premiers écrivains qui entrèrent dans cette carrière nouvelle, fonda la secte dite des Économistes; par elle l'attention de l'Europe fut bientôt attirée sur tous les sujets qui touchent au bonheur de la société humaine, et ses doctrines eurent une influence marquée sur plusieurs publicistes français et italiens.

Le grand principe des économistes était que la terre est la seule source des richesses. De cette source unique sortent tous les produits de l'agriculture, des manufactures ét du commerce (2). Le manufacturier et le commerçant ajoutént, il est vrai, quelque valeur au produit de la terre; mais cette valeur est précisément l'équivalent du travail qu'ils ont fait; c'est leur salaire. Toutes les relations avec les ouvriers de ce genre ne sont que des échanges. Le propriétaire des terres a seul le pouvoir créateur. L'or et l'argent ne sont à l'homme que d'une utilité de convention. Il n'existe point d'intérêt à faire sortir ou entrer

(1) Le docteur Quesnay était médecin de Louis XV.

(2) Depuis long-temps, Bossuet avait dit : « Les véritables richesses sont celles que nous avons appelées naturelles, à cause qu'elles fournissent à la nature ses véritables besoins. La fécondité de la terre et celle des animaux est une source inépuisable de vrais biens; l'or et l'argent ne sont venus qu'après, pour faciliter les échanges. » (Politique sacrée. )

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l'argent d'un pays au profit d'un pays ou d'un autre. Il ne faut point de prohibitions ni de douanes, mais une liberté entière et universelle du commerce. L'impôt doit être unique, assis sur le revenu de la terre et payé directement par le propriétaire foncier (1).

Telle était, en résumé, la doctrine de ces écrivains dont on a dû combattre quelques erreurs, mais dont les écrits ont contribué à faire disparaître de nombreux abus. On leur rendra plus de justice si l'on se reporte aux temps où ils ont vécu et peut-être aux temps où nous vivons nous-mêmes. Ils ne pouvaient prévoir à quel point on pourrait un jour exagérer leurs théories; il faut reconnaître qu'ils ont traité tous les sujets économiques avec l'amour le plus pur du bien public et le désir ardent de soulager le sort des classes malheureuses; leurs écrits se distinguent par une douce et saine morale, et, en général, par un profond respect pour les institutions sur lesquelles se fondent le repos, le bonheur et les vertus des peuples (2). Enfin leur sagacité avait reconnu que la France était essentiellement agricole. L'expérience n'a pas, du moins, démenti ce jugement..

L'économie politique avait commencé dès long-temps à jeter quelque lueur en Italie. Déjà, en 1516, Machiavel avait dit : « La sûreté publique et la protection sont le nerf de l'agriculture et du commerce. Sous les gouvernemens doux et modérés, la population est toujours plus grande, les mariages y sont plus libres et plus désirables. >> En 1579 le comte Gaspard Scarruffi de Reggio, de

(1) Ce système fut en partie appliqué par l'assemblée constituante. L'impôt foncier fut porté à 300,000 millions. L'impossibilité de l'exécution fut ici, comme ailleurs, la réponse des faits aux théories; jamais l'impôt ne put être perçu. (Le vicomte de St.-Chamans, Système d'impôt. )

(2) On peut citer, parmi les principaux économistes, outre le docteur Quesnay, MM. Melon, Dupin, de Chastellux, Dupont de Nemours, Forbonnais, le marquis de Mirabeau, Turgot, etc,, etc.

mandait une monnaie uniforme pour toute l'Europe; Antoine Serra, de Naples, auteur d'un traité, publié en 1613, sur les causes qui peuvent faire abonder l'or et l'argent dans le royaume, analysait le pouvoir producteur de l'industrie, et pourrait, à juste titre, être regardé comme ayant découvert le premier ce principe fondamental de la science économique moderne. Bandoni, archidiacre de Sienne, écrivit, en 1737, un ouvrage publié seulement en 1775, et qui renfermait les idées les plus remarquables des économistes français; Galiani développa et rectifia ses doctrines; Genovesi, pour lequel un simple particulier ( Barthélemi Intiera) fondait, à Naples, une chaire d'économie politique (la première qui ait été établie en Europe), attribuait toute richesse au travail honnête (1).

Après Génovesi parut le savant Algarotti, qui a exposé si fortement les avantages que le commerce européen trouverait à se diriger sur l'Afrique, préférablement à l'Amérique et à l'Asie; vint ensuite Beccaria, si célèbre comme publiciste, dont les ouvrages d'économie politique renferment, sur les effets de la division du travail, les mêmes vérités que découvrait en même temps Adam Smith en Angleterre; et sur le principe de la population, les considérations si habilement développées depuis par Malthus.

(1) « Le travail, dit Génovesi, ressemble à la souffrance, mais le plai sir est toujours fils de la douleur: c'est la loi du monde ; elle est générale, et il faut l'aimer. Les Don Quichotte de la philosophie et les Sisyphes de la chimie, après s'être alambiqué le cerveau pendant longues années, ont enfin reconnu qu'il n'y a d'autre moyen de faire de l'argent, que le travail honnéte. Cette conclusion fait aujourd'hui le désespoir de bien des fous. Mon bonheur serait grand de laisser nos Italiens un peu plus éclairés que je ne les ai trouvés, et surtout un peu plus attachés à la vertu, qui seule peut être la mère de tout bien. Il est inutile de penser aux arts, au commerce et à l'administration, si on ne pense pas à réformer la morale. Tant que les hommes trouveront leur compte à être fripons, il ne faut attendre grand chose des travaux méthodiques : j'en ai trop l'expérience. » (Le comte Pecchio, Histoire de l'économie politique en Italie).

Verri, auteur de Méditations sur l'économie politique, dans lesquelles il donne la prééminence à l'agriculture sur l'industrie manufacturière; Paoletti, curé, qui désirait que les curés de campagne sussent et enseignassent l'agriculture (1); Vasco, auteur d'un mémoire sur la mendicité et sur les moyens de la soulager, et enfin beaucoup d'autres publicistes italiens, écrivaient sur l'économie politique à l'époque où paraissaient les ouvrages de Quesnay et des autres économistes français. Après eux, Ortès, moine camaldule, qui s'occupait, vers ce temps, de l'économie politique, et particulièrement de recherches sur le principe de la population, fut conduit, sur cet objet, à des idées nouvelles, que Ricci, en Italie, et Malthus, en Angleterre, ont ensemble confirmées par leurs théories (2).

Ici, nous arrivons à l'époque où l'économie politique prend, en Angleterre, par les écrits d'Adam Smith, la forme et l'importance d'une véritable science. Mais on

(1) Cet honorable exemple est donné en Suisse et en Ecosse.

(2) Dans ses écrits, Ortès ne dissimule pas son aversion pour l'Angleterre, dont prédit la ruine. Il a pour but de ses recherches l'augmentation de la population et le bien-être des peuples. Mais tandis que les économistes anglais vont à ce but, en cherchant plus à accroître la quantité que la distribution des richesses, Ortès a plus en vue la distribution que la quantité. Il voudrait une équitable distribution de la richesse, parce qu'à son avis la population et le bonheur dépendent des richesses modérées et nationales. «< Sans la sûreté et la propriété des biens acquis, dit-il, la population ne peut s'accroître. C'est le seul moyen d'empêcher, non qu'il y ait des pauvres (ce qui est impossible), mais bien d'en diminuer le nombre. C'est le moyen aussi de diminuer les oisifs. Pour obtenir cette plus juste distribution, au lieu de lois, d'hospices, d'hôpitaux, et de tant d'autres remèdes politiques, il ne faut qu'une seule chose, le laissezfaire. Le gouvernement ne doit s'occuper que d'empêcher l'injure et le dommage qu'un citoyen voudrait faire à un autre, mais non pas entraver la marche et le cours naturel des choses; autrement on tombe dans un labyrinthe d'inconvéniens, dont les auteurs les plus ingénieux n'ont pu trouver encore le moyen de sortir.» (Le comte Pecchio, Histoire de l'économie politique en Italie. )

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