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UN ouvrage qui présente le résultat de nombreuses recherches sur un objet d'une haute importance pour l'époque actuelle, qui traite de questions graves, et s'expose à combattre des opinions. et des systèmes accrédités, a besoin plus qu'un autre d'offrir à l'avance quelques titres à la confiance de ses lecteurs. Je sais que le public, en général, est assez indifférent à de telles confidences. Le public a raison, car le plus souvent elles n'ajoutent rien à l'intérêt du livre et ne sont qu'un moyen détourné d'appeler l'attention sur l'écrivain. Cependant, si une position tout-à-fait spéciale a mis l'auteur à portée de recueillir les faits qu'il rapporte, de les comparer, de les généraliser, d'en établir les principes et d'en déduire d'utiles conclusions pratiques: si son écrit se lie tellement à cette situation personnelle, qu'il en soit, pour ainsi dire, l'expression et le complément nécessaire, n'est-il pas en quelque sorte forcé, dans le but qu'il se propose, de donner quelques détails sur les circonstances qui ont présidé à la pensée et à la publication de son ouvrage ?

Ces considérations motivent l'exposé qui va suivre et au besoin lui serviront d'excuse et de justification.

Entré de très bonne heure dans une carrière qui fournit à l'observateur les occasions les plus fréquentes et les plus sûres d'étudier les véritables besoins des hommes et les effets divers des institutions sociales, j'avais dû souvent contempler le spectacle de la misère. Par obligation, et plus encore par sympathie, je m'étais associé aux moyens de la soulager; mais cette misère, ses degrés d'intensité, et ses causes surtout, ne devaient se révéler à mes regards que progressivement et par une suite d'expériences et d'observations locales. On verra comment j'ai été appelé à parcourir, dans l'étude du paupérisme, un cercle qui s'est constamment élargi devant moi.

Mes premières fonctions dans l'administration. publique s'exercèrent en Zélande, l'une des provinces des Pays-Bas nouvellement réunies à la France (1).

Ce pays était alors dans une situation bien malheureuse. Son commerce avait été totalement interrompu. La pêche, ressource principale des indigens, se trouvait à peu près interdite; la domination française était parfois pesante et sévère, mais les établissemens de charité avaient été respectés. Tous les efforts, tous les capitaux s'étaient reportés vers l'agriculture: les travaux des champs et l'esprit d'association, si puissant et si fécond en pro

(1) En qualité d'auditeur au conseil-d'état, sous-préfet à Zicrickzée, l'un des arrondissemens des Bouches-de-l'Escaut (1811).

diges, dans cette contrée qui lui doit sa conservation et même son existence, soulageaient efficacement la misère. Il y avait des souffrances réelles sans doute, mais je les attribuais à des circonstances exceptionnelles et passagères. La paix devait, tôt ou tard, rouvrir pour la population indigente toutes les sources du travail, de l'aisance et du bonheur. Je me livrais à cette espérance en faveur d'un peuple qui supportait sa triste destinée avec une résignation si touchante et si courageuse, lorsque je fus transféré soudainement dans l'un des départemens nouvellement créés en Catalogne (1).

Une guerre acharnée désolait toute la Péninsule espagnole. Les provinces soumises à nos armes gémissaient sous le joug despotique le plus arbitraire et le plus oppressif; tout était sacrifié au salut et au bien-être de l'armée conquérante. C'était la seule et suprême loi : loi nécessaire peut-être, mais toujours bien dure et bien cruelle.

Ceci n'est pas un reproche que j'adresse à nos généraux; la guerre, et une guerre de cette nature, conduit forcément à ces terribles résultats. Les archives municipales de Barcelonne et de Lérida m'offrirent bientôt la preuve que lors de la guerre de la succession la même oppression excitait les mêmes plaintes; le nom du duc de Vendome faisait encore, un siècle après, tressaillir de frayeur les petits enfans et leurs jeunes mères.

Toutefois, rien ne me frappa plus vivement que l'aspect de la population de Barcelonne au prin

(1) Comme préfet à Lérida, chef-lieu des Bouches-de-l'Ebre (1812).

temps de 1812. L'approche de cette ville qui semble sortir d'une immense et gracieuse corbeille d'orangers, de myrtes et d'aloës, et dont on admire de loin le beau ciel, la mer azurée et les édifices si pittoresques, ne m'avaient pas préparé à ce hideux tableau. Presque tous les habitans riches et aisés s'étaient enfuis (1). Tous les hommes vigoureux et énergiques défendaient leur indépendance hors des murs de la cité; il ne restait dans cette ville si belle, et naguère si opulente et si animée, qu'une multitude de vieillards, de femmes et d'enfans, pâle, silencieuse, affamée, que l'excès de la misère et de la terreur réduisait à la plus déplorable et souvent à la plus honteuse dégradation. Les établissemens religieux et charitables, en partie conservés, mais fort appauvris, répandaient seuls quelques secours, devenus impuissans. Là, il ne fallait pas chercher bien loin les causes de l'indigence :une guerre nationale, devenue atroce par d'effroyables représailles; une administration militaire, uniquement occupée du soin de pourvoir, par les moyens les plus prompts, à la solde et à la nourriture de l'armée; une foule d'aventuriers, accourus pour faire fortune; la disparition de l'industrie; tout, enfin, n'expliquait que trop bien une situation alors commune à la plupart des villes de l'Espagne, mais qui, née avec la guerre, devait aussi cesser avec elle.

(1) Une terreur profonde avait été la suite des mesures cruelles prises par un général qui n'appartient pas à la France.

A cette époque, monseigneur le prince de Conti et son altesse royale madame la duchesse de Bourbon donnèrent de grands exemples de bienfaisance et de générosité.

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