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peut remarquer, à l'honneur des publicistes italiens, que Bandini fut le précurseur des économistes français, comme Beccaria et Ortès le furent des célèbres doctrines de Smith, sur la division du travail et la liberté illimitée du

commerce.

La science économique s'était avancée sur les mêmes principes, tant en France qu'en Italie. Les écrivains tendaient tous au même but: chacun d'eux s'empressait, de bonne foi, à coopérer à la réforme des abus par le renversement des obstacles qui s'opposaient à l'augmentation de la population et au développement de la richesse publique. Une longue suite d'auteurs, à force de répéter les mêmes conseils, avait presque changé les idées des contemporains et assiégé les gouvernemens avec des opinions nouvelles qu'Ortès crut devoir combattre en partie, en proclamant, toutefois, la plus hardie et la plus importante de toutes, le laissez-faire ; mais, malgré cette révo– lution opérée dans les esprits méditatifs, les doctrines des écrivains français et italiens conservaient encore cette teinte de moralité et de bienfaisance que le christianisme et les vieilles traditions des pays agricoles maintenaient sur le continent européen. Il n'en était plus de même en Angleterre où la violence de la réforme religieuse et l'esprit exclusivement commercial, avaient changé les mœurs publiques, donné un vaste essor à l'industrie manufacturière et altéré profondément le principe de la charité. Depuis long-temps, dans ce royaume, les pauvres ouvriers qui, dans les états catholiques, se trouvaient placés sous la protection des aumônes et de la vigilance du clergé, étaient une charge du gouvernement qui, ayant créé pour eux une taxe spéciale, prélevée sur la propriété territoriale, semblait avoir acquitté sa dette et n'avoir plus à s'occuper de leur sort. La situation géographique de l'Angleterre la rendait essentiellement commerçante et industrielle. L'affaiblissement des principes religieux, suite né

cessaire de sa séparation de l'unité catholique, opérée par un despote immoral et sanguinaire, avait fait perdre de vue et oublier en quelque sorte la puissance civilisatrice des idées morales. Ainsi, l'économie politique, encore charitable, religieuse, conforme aux droits des gens, en France et en Italie, devait apparaître en Angleterre toute imprégnée de l'esprit de commerce, dont l'égoïsme a été si énergiquement caractérisé par Montesquieu. « Si l'esprit de commerce, dit notre immortel publiciste, unit les nations, il n'unit pas de même les particuliers. Nous voyons que dans les pays où l'on n'est affecté que de l'esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines et de toutes les vertus morales. Les plus petites choses, celles que l'humanité réclame, s'y donnent pour de l'argent. L'esprit de commerce produit chez les hommes un certain sentiment de justice exacte opposé d'un côté au brigandage, et de l'autre à ces vertus morales qui font qu'on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu'on peut les négliger pour ceux des autres (1). Le système du commerçant se réduit à ce principe: « Que chacun travaille pour soi comme je travaille pour moi je ne vous demande rien qu'en vous en offrant la valeur. Faites-en autant (2). » Dans ce peu de mots, Montesquieu a indiqué toute la moralité de l'économie politique anglaise, qui se résume aujourd'hui dans le principe de la production sans bornes des richesses matérielles par le monopole des capitaux et de l'industrie.

Les Recherches sur la nature et les causes de la richesse les nations, d'Adam Smith, furent publiées en 1776. Nous devons placer ici un exposé de cet ouvrage célèbre et des principaux jugemens dont il a été l'objet.

« De toutes les vérités aperçues par les économistes

(1) Esprit des lois.

(2) Idem, édition anonyme de 1764.

français, dit M. le comte Germain Garnier (1), les unes étaient d'une faible utilité dans la pratique, les autres se trouvaient contredites dans leur application par des circonstances accessoires que la théorie n'avait pas fait entrer dans ses calculs.

<< Pendant que cette secte occupait l'Europe de ses spéculations, un observateur anglais, plus profond et plus habile, portait ses recherches sur la même matière et travaillait à poser les fondemens de la vraie doctrine de l'économie politique.

<< Une grande vérité, la plus féconde en conséquences, la plus utile pour la pratique, celle d'où découlent tous les principes de la science, fut aperçue par Smith, et lui révéla tous les mystères de la formation et de la distribution des richesses. Ce grand homme reconnut que l'agent universel de la création des richesses était le travail, et il s'attacha à analyser la puissance de cet agent, et à rechercher les causes qui le produisent et l'accroissent. Ce qui distingue la doctrine de Smith de celle des économistes, c'est le point duquel ils partent l'un et l'autre pour déduire des conséquences. Les derniers remontaient à la terre, comme source primitive des richesses; l'autre s'appuie sur le travail, comme l'agent universel qui les produit. Dès le premier coup d'œil on reconnaît combien l'école du professeur d'Edimbourg doit l'emporter sur celle des philosophes français, sous le rapport de l'utilité pratique et de l'application de ses préceptes.

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« Le travail étant une puissance dont l'homme est la machine, l'accroissement de cette puissance ne doit guère trouver d'autres bornes que celles presque indéfinies de l'intelligence et de l'industrie humaine, et elle est suscep

(1) Traducteur d'Adam Smith, auteur d'un abrégé élémentaire des principes de cet économiste et d'une histoire de la monnaie des peuples anciens, né en 1754. M. le comte Germain Garnier est mort âgé de 67 ans, en 1821, ministre d'Etat, pair de France, ctc.

tible, comme ces facultés, d'être dirigée par des conseils et perfectionnée par les secours de la méditation. La terre, tout au contraire, abstraction faite de l'influence qu'a le travail sur la nature et la quantité de ses productions, est entièrement hors du pouvoir des hommes sous tous les autres rapports qui pourraient rendre plus ou moins avantageuses son étendue, sa situation et ses propriétés physiques.

Suivant Smith, l'économie politique a pour but de procurer au peuple un revenu ou une subsistance abondante, et en même temps de former à la communauté un revenu suffisant pour le service public. Elle se propose d'accroître la richesse pour enrichir à la fois le peuple et le souverain. Le travail est la source de toute richesse. La quantité d'or et d'argent, dans un royaume, étant indifférente, la balance du commerce est une chimère. Il faut la liberté entière du commerce, point de prohibitions, point de primes, point de droits à l'entrée et à la sortie, point de douanes. Il faut s'occuper exclusivement d'exciter le travail et ne pas s'embarrasser de la consommation, qui viendra d'elle-même.

<< Avant Smith, dit M. Jean-Baptiste Say, on avait plusieurs fois avancé des principes très vrais. Il a montré le premier pourquoi ils étaient vrais ; il a fait plus, il a donné la vraie méthode de signaler les erreurs. Il a appliqué à l'économie politique la nouvelle manière de traiter les sciences, en ne recherchant pas les principes abstractivement, mais en remontant des faits les plus constamment observés, aux causes que découvrent le raisonnement et non de simples abstractions. De ce qu'un fait peut avoir une cause, l'esprit de système en conclut la cause : l'esprit d'analyse veut savoir pourquoi cette cause a produit cet effet, et s'assure qu'il n'a pu être produit par aucune autre cause. L'ouvrage de Smith est une suite de démonstrations qui ont élevé plusieurs propositions au rang de principes incontestables, et en ont plongé un bien plus grand nom

bre dans ce gouffre où les systèmes, les idées vagues, les imaginations extravagantes se débattent un certain temps. avant de s'engloutir pour toujours. Adam Smith n'a pas. toujours embrassé l'ensemble des phénomènes de la production et de la consommation des richesses. Mais, grâces à lui, la plus obscure des sciences deviendra bientôt la plus précise, et celle de toutes qui laissera le moins de faits inexpliqués (1). »

Les doctrines de Smith, adoptées avec empressement par les grands capitalistes de l'Angleterre, ne tardèrent pas à imprimer une forte impulsion à l'industrie anglaise. Le gouvernement de ce royaume, qui aspirait à la suprématie universelle du commerce des mers, seconda puissamment le développement immense donné à la production manufacturière, et sut, plus tard, profiter habilement de la facilité que lui donnait la guerre européenne allumée contre la France, pour s'assurer la possession de tous les débouchés qui nous étaient fermés. Nous aurons occasion d'examiner bientôt les résultats de la domination industrielle de l'Angleterre. Suivons la marche et les progrès de l'économie politique en France.

A l'époque où parut l'ouvrage de Smith (qui fut l'ami du ministre Turgot, auquel néanmoins il ne put faire adopter entièrement ses doctrines), Louis XVI régnait depuis deux années : c'était l'époque où toutes les idées qui se rapportaient à l'amélioration du sort des peuples, étaient avidement accueillies par le cœur généreux de cet excellent et trop malheureux prince. Mais c'était aussi le moment où l'esprit anti-religieux et anti-monarchique faisait une irruption profonde en France, et préparait la grande catastrophe de la révolution de 1789. La science de l'économie politique qui, dès lors, ne pouvait s'avancer en moralité et en progrès, servit aux attaques dirigées

(1) Traité d'économie politique, par M. Jean-Baptiste Say.

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