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contre toutes les institutions sociales. Un instant relevée et illustrée par les travaux de quelques membres de nos assemblées législatives, elle fut avilie et prostituée dans les actes et les écrits des hommes de la terreur et du directoire. C'était exilé et proscrit, que M. Germain Garnier terminait sa belle traduction de l'ouvrage de Smith, et adressait à la France des conseils judicieux et presque prophétiques (1).

Le consulat et l'empire devaient être peu favorables à l'économie politique (2). L'esprit d'examen et de critique

(1) M. Herrenschwand, né en Suisse, publia à Londres, en 1796, son Traité d'économie politique et morale de l'espèce humaine, dans lequel il s'est attaché à indiquer : 1o Comment les peuples doivent être libres et heureux selon l'ordre général de l'univers; 2° les devoirs des gouvernemens qu'il considère comme les délégués du Créateur de l'univers, et devant, à ce titre, gouverner l'espèce humaine comme le créateur l'eut fait lui-même s'il avait jugé à props d'en garder la direction immédiate entre ses mains, M. Herrenschwand établit en principe que l'ordre général de l'univers impose à l'espèce humaine la loi de se multiplier sur la terre autant que cette planète est capable de lui fournir de subsistance, et celle de multiplier ses besoins artificiels autant que les choses de la terre lui offrent d'usages à appliquer. Il considère comme un crime contre l'ordre général de l'univers, soit de la part des peuples, soit de la part des gouvernans, toute infraction à ces lois, et tout obstacle apporté à leur accomplissement. On voit que, sous certains rapports, il se rapproche de l'école de M. Say. Il n'est cependant pas le partisan de Smith, qu'il attaque avec amertume, ainsi que Montesquieu, Rousseau, Raynal, Voltaire, etc. L'ouvrage de M. Herrenschwand étincelle de pensées fortes et lumineuses, et n'a pu être conçu que par un homme de génie. Mais son système, qui s'écarte totalement des principes religieux du christianisme, manque de bases solides, et n'offre point d'applications pratiques à l'état de la société européenne.

(2) Le seul ouvrage remarquable d'économie politique qui ait paru sous le consulat est une brochure sans nom d'auteur intitulée : l'Economie politique réduite à un principe : augmenter continuellement les valeurs au moyen desquelles on échange, dans la proportion qu'indique l'augmentation possible de la production, ou augmenter le numéraire à proportion qu'on peut produire des denrées. Toutes les questions relatives aux moyens de fonder le crédit public et de mesurer et d'exciter la production, aux emprunts, au commerce extérieur et in

appliqué à tous les actes du gouvernement était incompatible avec l'homme dont l'immense génie ne sut lutter contre la tendance des opinions en faveur de la liberté, qu'en les forçant au silence. Le Traité d'économie politique de M. J.-B. Say parut en 1804, et ne put être réimprimé que dix ans après, c'est-à-dire au commencement de la restauration.

Ce n'est donc que depuis la restauration que l'économie politique put devenir, en France, l'objet d'une étude libre et approfondie. Nos relations avec l'Angleterre et l'importation des ouvrages d'économie politique publiés dans ce royaume et ailleurs, appelèrent sur ce terrain presque nouveau les méditations des écrivains et des hommes d'état, qui purent se livrer alors à des travaux que ne repoussait plus une politique ombrageuse et inquiète. Toutefois, la révolution, due en si grande partie aux doctrines hardies du philosophisme moderne, avait enlevé aux institutions, aux lois et aux mœurs, toutes leurs bases religieuses et morales. Elle communiqua aux systèmes économiques cette sécheresse de cœur, cette absence d'humanité et de charité, et enfin, ce matérialisme égoïste que devait révéler bientôt en France, comme en Angleterre, l'application des doctrines de l'école fondée par Smith.

L'exemple éblouissant de la prospérité industrielle de l'Angleterre, que l'on s'empressait de visiter, excita l'ardeur des capitalistes français. On les vit à l'envi, chercher à introduire en France les systèmes d'industrie qui avaient opéré, de l'autre côté de la Manche, des merveilles dont l'éclat séduisait les regards superficiels.

térieur, aux machines, etc., y sont traités avec une précision mathématique et une justesse de coup d'œil qui annonçait un véritable homme d'état. Cet écrit était l'ouvrage d'un jeune homme de vingt-deux ans, qui a justifié, depuis, par des talens d'un ordre supérieur, tout ce qu'il promettait dans un âge presque voisin de l'adolescence *.

M. le baron de V*******, ancien ministre d'état, et l'un des derniers pairs de France nommés par Charles X.

Cependant des observateurs profonds (1) avaient attentivement suivi les progrès et les résultats des systèmes basés sur le principe d'une production sans limites. Ils avaient reconnu qu'en Angleterre la population, et avec elle la taxe des pauvres, s'était accrue en raison des progrès de l'industrie : ils avaient pressenti que lorsque l'industrie aurait pu obtenir d'un seul homme la quantité d'ouvrage que donnaient auparavant cent cinquante artisans, le moindre point d'arrêt devait amener une baisse sur le prix des salaires, et que dès lors toute garantie d'existence avait disparu pour l'ouvrier prolétaire qui se trouvait exposé aux tourmens d'une disette factice. La, disparition des associations des corps et métiers commençait à produire des conséquences fatales; on ne pouvait oublier que, plus d'une fois, les souffrances et la misère des ouvriers, à la merci des entrepreneurs d'industrie, s'étaient manifestées par de graves atteintes portées à la tranquillité publique. Le célèbre ouvrage de Malthus, sur le principe de la population, imprimé en Angleterre, en 1798, mais qui ne fut guère connu en France que par la traduction de M. Pierre Prevost, de Genève, publiée en 1809, avait confirmé de justes alarmes sur les causes d'une détresse qui se révélait au sein de l'abondance. On commença à soupçonner que la science de la production des richesses n'était pas celle qui répand le plus de véritable bonheur. Une controverse animée s'établit sur les théories de l'économie politique, et donna une nouvelle direction aux esprits qui s'occupaient de cette science.

<< Depuis Smith, dit M. Storch (écrivain russe, dont les doctrines sont en général basées sur celles de Smith et de M. Say), une foule d'ouvrages a paru sur la doctrine nationale dans presque tous les pays de l'Europe. Les meil

(1) Principalement M. le comte Germain Garnier. Voir le chap. VI du livre II.

leurs esprits, les hommes les plus éclairés se sont rangés sous sa bannière; plusieurs d'entre eux ont commenté son système et ont tâché de l'éclairer et de le rendre populaire (1). D'autres, l'appliquant aux pays où ils vivaient et aux circonstances actuelles où ces pays se trouvaient, ont donné des conseils salutaires. Quelques auteurs, à la vérité, ont essayé de combattre les résultats de la doctrine de Smith, ou ses principes les plus essentiels (2). Enfin, on a cherché à concilier la doctrine de Smith, tantôt avec le système mercantile (3), tantôt avec celui des économistes (4). Un seul auteur a osé défendre le système mercantile contre les raisonnemens de Smith (5). »

Presque tous les économistes de l'époque actuelle appartiennent plus ou moins à l'école de Smith (6); mais, ce qui est digne de remarque, c'est que les doctrines de l'écrivain anglais, conservées en ce qui concerne quelques principes importans, ont été singulièrement modifiées par les écrivains français et italiens qui, éclairés par l'expérience, ont cherché à rendre à la science un caractère plus moral et plus humain. Quelques Anglais ont même cédé à cet exemple. Sans doute, ils ne pouvaient demeurer insensibles au spectacle de la misère qui accompagnait l'accroissement excessif et indéfini de la production et de la concurrence. D'ailleurs, des esprits élevés ne pouvaient se contenter d'une doctrine qui négligeait les richesses morales pour ne s'occuper que de la richesse matérielle.

(1) MM. Jérémie Joyce; Jean-Baptiste Say; Lueder de Berlin, etc. (2) MM. Steuart, Herrenswand, Gray, Lauderdale, Ganilh, de Sismondi.

(3) M. Dutems.

(4) M. le comte Germain Garnier.

(5) M. Ferrier.

(6) MM. Ricardo, Mill, Mac Culloch, Storch, etc.

MM. Malthus,

de Sismondi et Droz se sont séparés sur beaucoup de points des doctrines de Smith dont ils ont aperçu, les premiers, la tendance funeste sur le sort des classes inférieures.

Et d'abord, M. J.-B. Say, l'un des hommes qui s'est attaché avec le plus de persévérance à rectifier et à compléter l'économie politique, fit apercevoir deux graves erreurs qui enlevaient aux théories de Smith leurs bases les plus solides. Smith attribuait au seul travail de l'homme le pouvoir de produire des valeurs. C'était une illusion. Une analyse plus exacte, due à M. Say, prouve que ces valeurs sont dues à l'action du travail, ou plutôt de l'industrie de l'homme combinée avec l'action des agens que lui fournit la nature et avec celle des capitaux.

Smith avait borné le domaine de cette science aux valeurs fixées dans des substances matérielles. M. Say y comprit aussi les valeurs qui, bien qu'immatérielles, n'en sont pas moins réelles, cette richesse immatérielle étant si peu fictive qu'on échange journellement l'exercice de son art contre de l'argent et de l'or. C'est ainsi qu'il enleva à l'économie politique la distinction, humiliante pour l'homme, entre le travail productif et le travail improductif. De plus, Smith n'offrait rien de complet, rien de bien lié sur la manière dont les richesses se distribuent dans la société. M. Say s'est efforcé de remplir ces lacunes et il l'a fait souvent avec succès (1).

(1) M. J.-B. Say est l'un des auteurs qui ont le plus contribué à répandre et à accréditer en France et en Europe les théories de Smith, qu'il a simplifiées et améliorées à beaucoup d'égards. Membre du tribunat, il paraît que ses opinions politiques avaient déplu à l'empereur Napoléon, car un avis placé à la tête de la seconde édition de son Traité d'économie politique, traduit dans presque toutes les langues de l'Europe, annonce qu'à peine la première édition publiée en 1803 était épuisée, que déjà il ne lui était plus permis d'en publier une seconde. « La presse, dit l'éditeur, n'était plus libre; toute représentation exacte des choses devenait la censure d'un gouvernement fondé sur le mensonge et dont chaque mesure était une calamité. » M. J.-B. Say confirme ces assertions dans la dédicace de son ouvrage à l'empereur Alexandre, en 1814. « Sire, dit-il, votre majesté m'a permis de déposer à ses pieds ce fruit de mes études et de mes travaux. Pendant dix années, j'ai été obligé de cacher, comme un crime, un ouvrage qui me semble renfermer quelques résultats utiles pour les princes et les nations.

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